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Où allait-il ? À la maison. Mais il prit un détour, il fit une promenade hors de la ville parce qu’il avait le temps. Il passa par le rempart du Moulin et par le rempart du Holstein, serrant fortement son chapeau contre le vent qui bruissait et grinçait dans les arbres. Puis il laissa la promenade des remparts non loin de la gare, vit un train passer en soufflant avec une hâte pesante, s’amusa à compter les wagons, et suivit des yeux l’homme assis tout au haut du dernier. Mais, place des Tilleuls, il s’arrêta devant une des jolies villas qui se trouvaient là, resta longtemps à observer le jardin et les fenêtres, et s’avisa pour finir de faire aller et venir sur ses gonds la grille du jardin de façon qu’elle grinçât. Ensuite il considéra un moment sa main refroidie et remplie de rouille, et il alla plus loin, passa sous la vieille porte trapue, longea le port, et remonta la rue raide et pleine de courants d’air, jusqu’à la maison de ses parents.

Elle se dressait, enfermée par les maisons voisines qui surplombaient son pignon, grise et sérieuse comme depuis trois cents ans ; et Tonio Kröger lut le verset pieux inscrit en lettres à demi effacées au-dessus de l’entrée. Puis il reprit son souffle et entra. Son cœur battait anxieusement, car il lui semblait que, d’une des portes du rez-de-chaussée devant lesquelles il passait, son père allait sortir, en vêtement de bureau et la plume derrière l’oreille ; qu’il allait l’arrêter et lui demander raison sévèrement de sa vie extravagante, ce que Tonio aurait trouvé tout à fait dans l’ordre. Mais il passa sans être inquiété. La double porte n’était pas fermée, mais seulement poussée, ce qui lui parut critiquable, en même temps qu’il lui semblait être le jouet d’un de ces rêves légers dans lesquels les obstacles cèdent d’eux-mêmes devant vous, et où l’on avance sans entraves, favorisé par un bonheur merveilleux. Le vaste vestibule pavé de grandes dalles de pierre carrées, résonna sous ses pas. En face de la cuisine, dont ne venait aucun bruit, on voyait toujours comme autrefois, faisant saillie hors de la muraille à une considérable hauteur, les constructions de bois, bizarres, lourdes, mais proprement vernies, qui servaient de chambres de bonnes, et que l’on ne pouvait atteindre que par une sorte d’escalier isolé montant du ves-