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sommeil maintenant. La fatigue du voyage alourdissait sa tête, et des pensées lentes et brumeuses lui traversaient l’esprit.

Quelquefois, pendant ces treize années, il avait rêvé qu’il était de nouveau chez lui, dans la vieille maison sonore, au bord de la rue en pente, et que son père aussi était de nouveau là et le tançait vertement au sujet de sa vie dépravée, — ce qu’il avait chaque fois trouvé tout à fait dans l’ordre. Et maintenant l’heure présente ne se distinguait en rien d’un de ces rêves trompeurs dont on ne parvient pas à déchirer les mailles, au cours desquels on se demande s’ils sont illusion ou réalité, où l’on est forcé de se décider en faveur de la dernière hypothèse, pour finir malgré tout par se réveiller.

Il suivait les rues peu animées et pleines de courants d’air en tenant sa tête courbée contre le vent, et il se dirigeait comme en dormant dans la direction de l’hôtel, le premier de la ville, où il voulait passer la nuit. Un homme aux jambes arquées, qui portait un bâton au bout duquel brûlait un lumignon, marchait devant lui d’un pas balancé de marin, et allumait les becs de gaz.

Qu’avait-il donc ? Qu’était-ce que ce feu qui, sous la cendre de sa fatigue, sans jaillir en flammes claires, couvait si sombre et si cuisant ? Silence, silence. Pas un mot ! Pas de paroles ! Il serait volontiers allé longtemps ainsi, dans le vent, à travers les rues crépusculaires et familières. Mais tout était si serré et si rapproché. On se trouvait tout de suite au but.

Dans le haut de la ville, il y avait des lampes à arc et elles s’allumaient justement. L’hôtel était là, et il reconnut les deux lions noirs couchés devant l’entrée, dont il avait peur quand il était enfant. Ils continuaient à se regarder l’un l’autre comme s’ils voulaient éternuer, mais ils semblaient avoir beaucoup rapetissé. Tonio Kröger passa entre eux.

Comme il était à pied, il fut reçu sans beaucoup de solennité. Le portier et un beau monsieur en noir qui faisait les honneurs et repoussait constamment du petit doigt ses manchettes dans ses manches, l’examinèrent de la tête aux pieds, d’un œil scrutateur, s’efforçant visible-