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Kijnakof qu’on est entré chez lui, pour le chercher, et il se blottit de plus en plus dans son lit et prête longtemps l’oreille jusqu’à ce qu’il sache à qui appartient la voix. Il attend, attend plein d’anxiété, tout son corps tremble, bien qu’il n’y ait dans le monde entier personne qui puisse venir chez lui.

Une fois, il y a bien longtemps, il avait une femme ; elle était morte maintenant. En remontant dans le passé, il revoyait des frères et des sœurs et, encore plus loin, un être qui lui paraît vague et beau et qu’il appelait mère. Ils étaient tous morts. Peut-être quelqu’un d’entre eux vivait-il encore, mais si perdu dans le monde infini que cela équivalait à la mort. Lui-même, il mourrait bientôt, il le savait. Lorsque, tout à l’heure, il allait se lever de sa couche, ses jambes vacilleraient et fléchiraient, ses bras auraient des mouvements incertains, étranges, et c’était la mort. Mais en attendant qu’elle vienne, il faut vivre, et c’est un problème si menaçant pour l’homme qui n’a ni argent, ni santé, ni volonté, que le désespoir s’empare de Kijnakof. Il lance la couverture loin de lui, il a des picotements dans les bras, et jette dans l’espace des gémissements si prolongés qu’ils semblent être poussés par des milliers de poitrines souffrantes.

— Ouvre, diable ! crie Douniocha avec force coups de poing dans la porte. Sinon, j’enfonce la porte !

Tremblant et chancelant, Kijnakof se lève, ôte le verrou et, toujours trébuchant, court se remettre au lit. Douniacha, déjà frisée et poudrée, s’assied à côté de lui, le pousse vers le mur, croise les jambes et dit d’un ton important :

— Je t’apporte une nouvelle : Katia a rendu l’âme hier.

— Quelle Katia ? demande Kijnakof. Sa langue se meut avec difficulté et incertitude comme si elle ne lui appartenait pas.

— Allons, tu l’as oubliée ! dit Douniacha en riant. La Katia qui a demeuré ici. Comment, tu ne te rappelles pas ? et pourtant il y a une semaine seulement qu’elle est partie !

— Elle est morte ?

— Mais oui, elle est morte, comme tout le monde meurt.

Douniacha humecte de salive son petit doigt et enlève la poudre qui couvre ses maigres sourcils.

— Comment est-elle morte ?

— Comme tout le monde, te dis-je. Qui sait de quoi elle est morte ? On me l’a annoncé hier au café. On m’a dit : Katia est morte.

— Et tu l’aimais ?

— Bien entendu, je l’aimais. Quelle question !

Les yeux bêtes de Douniacha considèrent Kijnakof, avec une indifférence stupide et elle balance sa grosse jambe. Elle ne sait plus de quoi parler et s’efforce de regarder l’homme de manière à lui montrer son amour ; dans ce but, elle cligne légèrement d’un œil et abaisse les coins de ses lèvres épaisses.

La journée a commencé.


II


Ce jour-là, un samedi, le froid était si vif que les collégiens ne se rendirent pas en classe, et que les courses furent remises à une autre date, de peur que les chevaux ne tombassent malade.

Lorsque Nathalie Wladimirovna sortit de l’asile des femmes en couches, elle se sentit contente que le soir fût déjà là, et qu’il n’y eût personne sur le quai : on ne la rencontrerait pas, elle, une jeune fille, avec un enfant de six jours sur les bras. Elle avait craint que, dès qu’elle franchirait le seuil, une foule entière l’accueillit avec des cris et des coups de sifflets, que dans cette foule se trouvât son père, cacochyme, paralysé et presque aveugle, les étudiants, les officiers et les demoiselles de sa connaissance, et que tous la montrassent du doigt en disant : « Voilà la jeune fille qui a suivi les six classes du gymnase ; elle avait pour amis des étudiants intelligents et de bonne famille ; elle rougissait toutes les fois qu’on prononçait devant elle une parole déplacée, et elle a accouché il y a six jours, dans un asile, côte à côte avec d’autres femmes tombées. »

Mais le quai était désert. Le vent glacé soufflait à son aise, soulevant un gris tourbillon de neige, que le froid avait réduite en une poussière corrosive, et enveloppait tout ce qu’il rencontrait de mort ou de vivant sur sa route. Avec un sifflement léger, il s’enroulait autour des grilles, qui brillaient comme si on les avait polies et semblaient si froides et si solitaires qu’il était douloureux de les regarder. Et la jeune fille, elle aussi, avait l’impression d’être glacée et comme déracinée du monde extérieur. Elle avait une petite jaquette courte, celle qu’elle mettait généralement pour aller patiner et qu’elle avait enfilée à la hâte en quittant la maison, lorsqu’elle avait ressenti les premières douleurs de l’enfantement. La rafale la transperça, plaquant sa robe mince sur ses jambes et lui glaçant le visage. Elle eut peur de geler et la crainte de la foule disparut. Le monde lui apparut comme un désert morne et immense, où il n’y a ni êtres humains, ni lumière, ni chaleur. Deux petites larmes brûlantes lui vinrent aux yeux et se refroidirent rapidement. Inclinant la tête, elle les essuya au paquet informe qui encombrait ses bras et marcha plus vite. Maintenant, elle n’aimait plus l’enfant ni elle-même, et leur vie à tous deux lui semblait inutile. Cependant elle était obstinément poussée en avant par une pensée, qui paraissait ne pas venir de