Page:Revue bleue Série 4 Tome 20 - 1903.djvu/561

Cette page a été validée par deux contributeurs.

servée à tout voyageur qui, pour la première fois, se promène sur ces pavés de lave, magnifiés sans mesure par la perspective des photographies et les descriptions des Hand-books, déshonorée par une exploitation indigne de la nature. La Chaussée des Géants close dune grille, avec 6 pence d’entrée et un tourniquet à la porte. Un guide obstiné à me suivre m’arrête dix fois devant des polygones réguliers, détaillant les côtés de la voix et du geste : one, two, three, four, five, six… Il faut que je contemple dans un creux en losange une petite flaque d’eau et que j’écoute une histoire. Il faut que je m’asseye dans la « Chaise du désir », siège naturel formé par la disposition symétrique des blocs et où il suffit de former un vœu pour qu’il s’accomplisse. Quelle merveille résisterait à une telle façon d’être admirée ? Et la Chaussée n’est pas une merveille. Revenons plutôt en arrière, vers les gouffres rocheux où bouillonne une eau en furie, affolée de ne pas trouver l’entrée des cavernes et jetant contre les parois qui l’irritent une écume épaissie et laineuse. Ou au contraire, allons au-delà, jusqu’au rocher-îlot de Carrick-a-Rede relié à la terre ferme par une passerelle de corde qui se balance à 80 pieds au-dessus de l’abîme. Le rivage avance ses masses gazonnées pareilles à autant de promontoires aux vertes découpures ; en face. L’Île de Rathlin recourbe dans la brume cette équerre qu’on a justement comparée à la forme des bas tricotés par les bonnes femmes d’Irlande ; plus loin, aux derniers confins de l’horizon, devinées plutôt qu’aperçues, les lignes des presqu’îles d’Écosse… Ce décor préparé prolonge et encadre un arc de rivage dont la grandeur surnaturelle a fait croire à des ouvriers de légende. Ils auraient façonné le pavé de la Chaussée, abrité contre le roc le Métier de tisserand, adossé à la falaise le gigantesque buffet des Tuyaux d’orgue, étage l’Amphithéâtre et là-bas, plus loin, monté la Cheminée qui enlève son aiguille sur la maçonnerie d’un pan de montagne. Mais les géants Fémoriens paraissent à leur tour d’indignes ouvriers devant l’architecture des terrasses qui, profilant sur le ciel la silhouette d’une immense proue dentelés, proclament la collaboration des siècles et des vieilles forces de la terre. L’esprit monte les degrés d’une cosmogonie visible aux yeux. Lias, basalte, diorite, ocre ferrugineuse étagent leurs stratifications et leurs teintes : les secrets de la science brillent des splendeurs de la beauté ; et par places, dans des anfractuosités verdoyantes, des coulées mordorées, des replis rougeâtres, éclosent, comme la suprême parure de cette gloire minérale, mousses, lichens, herbes ou fleurs, les prestiges de la vie…

Des vapeurs s’amassaient au-dessus de la mer ; l’horizon s’assombrissait de nuages. Quand je me retrouvai sur la Chaussée, de larges gouttes traçaient leur cercle sur le grain des pavés. Il fallait se hâter vers l’hôtel ; et ce fut à travers une violente et lourde pluie d’Irlande que je vis s’évanouir, à peine visible mais belle encore comme un fantôme de paysage, et toujours dominatrice, la côte d’Antrim noyée maintenant dans la même grisaille que le ciel et la mer.

firmin roz


Séparateur


DANS LE SOUS-SOL

Il buvait beaucoup, il avait perdu sa situation et ses amis, puis il était venu habiter dans le sous-sol, en compagnie des voleurs et des prostituées ; il vivait des dernières hardes qui lui restaient.

Son corps exsangue et maladif était usé par le travail, rongé par la souffrance et l’eau-de-vie, et la mort, oiseau de proie, aveugle à la lumière du soleil et clairvoyant seulement dans les ténèbres, le guettait déjà. De jour, elle se cachait dans les coins sombres, et la nuit, elle venait silencieusement s’asseoir à son chevet, y passait de longues heures, jusqu’à l’aurore, avec une persévérance calme et obstinée. Lorsqu’aux premières lueurs du jour, il sortait de dessous la couverture sa tête pâle aux yeux d’animal pourchassé, la chambrette était déjà vide ; mais il ne croyait pas, comme les autres, à ce vide trompeur. Il examinait les recoins avec défiance. Se retournant avec des ruses soudaines, il jetait un coup d’œil derrière lui, dans l’obscurité fondante de la nuit qui s’en allait. Alors il voyait ce que les autres n’aperçoivent jamais : un énorme corps couleur de cendre qui se mouvait, informe et terrible. Ce corps était fluide, il remplissait toute la chambre et laissait transparaître les objets comme une cloison de verre. Mais maintenant, Kijnakof n’en avait pas peur, et le monstre disparaissait jusqu’à la nuit suivante, laissant derrière lui comme des traces glacées.

L’homme s’endormait pour un instant, et des cauchemars hideux et extraordinaires le tourmentaient. Il voyait une chambre blanche, au plancher et aux murs immaculés éclairés d’une vive lumière blanche, elle aussi, et un serpent noir glissait sous la porte, avec un bruit léger semblable à un rire. La bête, appuyant sur le sol sa tête plate et aiguë, rampait rapidement en se tortillant au travers de la pièce, et disparaissait mystérieusement pour reparaître de nouveau sous la porte avec sa langue visqueuse, et ses anneaux qui se déroulaient comme un sombre ruban noir… et ce manège recommençait sans trêve. Une fois, l’homme vit en rêve quelque chose d’amusant, et il se mit à rire, mais le rire sonna, singulier,