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22 ACHILLE SÉGARD. — LA MISSION CIVILISATRICE DE LA FRANCE.
— Il est temps de rentrer.
Mais elle ne se levait toujours pas, et jeta sur Kolia un regard fugitif, comme si elle attendait quelque chose de lui. Il demeurait devant elle, ne sachant que dire ; ou plutôt, il en avait tant à dire qu’il ne savait par où commencer ! Alors, elle se dressa vivement, chargea le sac sur son dos et s’en alla.
— Au revoir ! lui jeta Kolia décontenancé.
La jeune femme ne répondit pas et ne se détourna même pas. "Quel sot, quel lâche je fais ! se dit Kolia en s’en retournant chez lui. Mais pourquoi ? Que devais-je faire ? Est-ce que je ne puis l’aimer d’un amour pur ?... Nigaud ! »
Toute la journée il fut morne, physiquement et moralement las. Léon Tolstoï fils.
(Traduit par E. Halpékixe-Kamixsky, avec autorisation de l’auteur.)
(A suivre.)
LA MISSION CIVILISATRICE DE LA FRANCE 1
On a dit bien souvent que le Français ne connaissait pas d’autre langue que la sienne, et quelques uns ont si bien raillé cette ignorance que nous nous sommes mis à apprendre l’anglais, l’allemand, l’italien, l’espagnol et même l’arabe (qui figure aux programmes scolaires des jeunes Français d’Algérie), de sorte qu’il n’est plus aujourd’hui en France un seul jeune homme candidat au baccalauréat ou à la moindre école de commerce qui n’ait au moins des clartés des deux ou trois langues principales de l’Europe. On nous rendra bientôt justice à ce point de vue. Nous nous sommes mis courageusement à apprendre les langues modernes. Mais ce qu’on ne dira sans doute pas assez, c’est que nous avons eu, en le faisant, d’autant plus de mérite que depuis plus de deux cents ans nous étions accoutumés à n’entendre que le français dans la société la plus polie de chaque pays civilisé. Notre langue avait en Europe une situation privilégiée, une puissance d’expansion, et, pour tout dire en un mot, un prestige qui, heureusement, est loin encore d’être effacé, et dont j’ai trouvé des témoignages émouvants dans mes diverses tournées de conférences en Belgique, en Holl- (I) Le Comité central de l’Alliance française nous communique le texte de l'une des conférences faites par M. Achille Ségard sous son patronage, en Grèce, à Constantinople, en Asie mineure, en Russie, en Syrie, en Palestine et en Égypte.

-ande, en Italie, en Grèce, en Russie, en Turquie, en Asie Mineure, en Syrie et en Égypte.
Tout le monde sait qu’une coutume séculaire veut qu’il y ait aujourd’hui encore à Saint-Pétersbourg un théâtre impérial comparable à notre Comédie-Française et qui joue exclusivement en français les tragédies de notre XVIIe siècle, les drames de Hugo et jusqu’aux pièces les plus modernes, lesquelles se trouvent parfois montées presque en même temps à Paris et en Russie ( 1 ). L’empereur assiste à ces soirées à côté de l’impératrice et entouré de toute sa cour ; il n’est petit noble ni bourgeois influent qui ne tienne à honneur d’y être présent et il n’est guère de personnalité dans la société élégante qui ne comprenne jusqu’aux nuances la prose ou les vers de nos auteurs dramatiques. Notre langue est demeurée là-bas la langue des gens cultivés ; même entre eux, les Russes se font souvent un point d’honneur de s’exprimer en français ; ils confient l’éducation de leurs enfants à des précepteurs ou des gouvernantes français, et j’ai pu juger personnellement que, dans les salons de Moscou et de Saint-Pétersbourg, on discute nos volumes derniers parus avec autant de compétence et de vivacité que dans les salons les plus littéraires de Paris.
A un moindre degré nous retrouvons cette organisation théâtrale en Angleterre, où, presque chaque année, la Comédie-Française va donner une suite de représentations à laquelle se reprocherait de manquer un véritable gentleman lettré. Ces représentations ne font que terminer avec plus d’éclat les séries de représentations particulières qu’organisent à chaque saison les tournées de comédiens français qui passent en Angleterre, tantôt sous la conduite d’un imprésario, tantôt sous la direction de Mme Sarah Bernhardt. Il en est de même en Amérique, où des milliers de Canadiens ne parlent que français et que sillonnent chaque année nos troupes dramatiques, en Hollande, en Allemagne, en Autriche, en Belgique et en Italie. Il n’est presque pas de grande Université en Europe qui ne se soit adjoint des cours de langue et de littérature françaises professés en français par des professeurs français. Au mois d’octobre 1900, avec l’assentiment, peut-être même par l’initiative de l’empereur Guillaume, le ministre de l’Instruction publique prussien manifestait à notre ministre le désir de créer à l’Université Royale de Berlin une chaire de langue et de littérature françaises, et lui demandait d’en désigner le titulaire parmi les professeurs de notre Université. Ce cours (1) Sous Louis XIV, des Troupes françaises y allaient déjà jouer en corps notre théâtre avec le plus grand succès, et de même en Allemagne.