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LITTÉRATURE ÉTRANGÈRE
Frédéric Nietsche : le dernier métaphysicien[1].


Je voudrais présenter tour à tour au public français quelques-uns des principaux écrivains étrangers de ce temps. Il y a aujourd’hui en Allemagne, dans les pays Scandinaves, en Russie, en Pologne, en Italie et en Angleterre, des hommes à qui leurs compatriotes attribuent du génie, et dont personne, en France, ne connaît même les noms. Je voudrais faire connaître leurs noms, et donner une première idée de leur caractère et du genre de leurs travaux.

Mais je serais désolé qu’on prît ces notes pour autre chose que des notes. Je n’ai ni la préparation ni la compétence qu’il faudrait pour des études plus approfondies. Les renseignements que je donnerai seront autant que possible exacts ; je ne puis promettre qu’ils seront complets. Et pour toute appréciation je m’en tiendrai à mes impressions personnelles, méthode qui ne peut aboutir, comme on sait, qu’à des résultats bien précaires.

Mes lecteurs auraient sans doute préféré que, dans ces conditions, je remplace mes petites esquisses par de solides interviews. J’ai en vérité essayé d’interviewer la plupart des écrivains dont je vais parler. Mais deux ou trois sont enfermés dans des asiles d’aliénés ; deux ou trois se sont retirés dans des endroits inabordables pour n’avoir à recevoir personne, et ceux enfin qui m’ont reçu ne m’ont entretenu que de politique. L’interview, comme la critique, exige des dons spéciaux.


I.

C’est dans un asile d’aliénés qu’il m’aurait fallu aller voir, hurlant sous la douche, étirant ses longs bras, écarquillant ses énormes yeux ronds, et plus pareil encore à un chat de gouttière que lorsque je l’ai rencontré il y a trois ans, l’étonnant Frédéric Nietsche, philosophe, poète et compositeur de musique, auteur, entre autres ouvrages, de l’Origine de la Tragédie, de Par delà le Bien et le Mal, d’un Hymne à la Vie, pour chœurs et orchestre, du Cas Wagner, et d’un livre dédié à « tous et à personne », Ainsi a parlé Zarathustra.

Et je ne pouvais songer à commencer par un autre que par Frédéric Nietsche cette revue des principaux écrivains de l’étranger. La réputation de celui-là, pas davantage que celle des autres, n’a encore pénétré en France ; mais depuis longtemps déjà sa réputation a dépassé l’Allemagne. En Suède, en Danemark, en Russie, en Hollande, en Italie, Frédéric Nietsche est dès maintenant fameux : dans chacun de ces pays ses œuvres ont déterminé la formation de nouvelles écoles littéraires et philosophiques. Le plus célèbre des écrivains suédois, M. Strindberg, consacre ses romans et ses pièces à développer les idées de Nietsche. Le plus célèbre des écrivains danois, M. Brandes, a fait à l’Université de Copenhague, pendant tout un hiver, une série de leçons sur sa philosophie.

En Allemagne, Nietsche a exercé et exerce encore sur toute la jeune génération des littérateurs et des artistes une influence pour le moins égale à celle qu’ont exercée en France M. Taine sur les générations d’il y a vingt ans, et M. Renan sur les générations d’il y a dix ans. Feu Browning n’avait pas dans les pays de langue anglaise autant d’enthousiastes, ni d’aussi fervents, qu’en a trouvé Nietsche dans tous les lieux du monde où l’on comprend l’allemand. Et si vous demandez à un Allemand un peu instruit, serait-ce à un médecin ou à un pasteur ou à un professeur d’université, de vous nommer l’homme le plus remarquable de la littérature allemande contemporaine, il ne manquera pas de vous nommer Nietsche.

En France, personne ne le connaît ; mais j’ai la certitude que le jour où il y sera connu, son action sera aussi vive, et son renom aussi fort que dans les autres pays. Car la jeunesse française, mécontente des dieux qui ont suffi à ses aînés, aspire vers un dieu inconnu ; et personne n’a autant que Nietsche les qualités qui conviennent pour remplir cet office. Il n’est pas impossible que ce singulier personnage prenne chez nous la place que n’ont su prendre, malgré notre bonne volonté à la leur offrir, ni Schopenhauer, qui adjoignait à ses paradoxes moraux une métaphysique trop

  1. On trouvera des renseignements biographiques sur Nietsche dans les livraisons d’été 1890 de la revue allemande Die Gesellschaft. M. Conrad et M. C. Alberti ont tous deux consacré à la philosophie de Nietsche d’intéressantes études.