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quette « Comédie française » puisse rendre excellente, sans examen, une œuvre que les notions les plus élémentaires du bon ton, des convenances et de la morale doivent faire déclarer exécrable.

Les individus auxquels appartiennent les mains qui applaudissent Sophocle, les lèvres qui sifflent Tolstoï, ignorent-ils qu’au concours dramatique d’Athènes Œdipe-Roi échoua devant une pièce de Philoclès ? À la bonne heure. Les Athéniens, du moins, étaient logiques. Ce Philoclès, dont nous regrettons de ne point connaître les œuvres, que l’histoire a négligé de nous transmettre, était sans doute quelque auteur distingué, en bonne posture auprès des critiques de l’époque. Gageons qu’il écrivit un Maître de forges qui fit affluer le peuple à l’amphithéâtre. Mais vous qui applaudissez les Philoclès modernes, dites donc, de quel droit louez-vous Œdipe ? Des œuvres de cette envergure passent trop haut pour être atteintes par vos claquements de mains.

Lorsqu’on eut, en une Athènes plus rapprochée de nous, la curiosité de lire Œdipe-Roi, on daigna y trouver un sujet dont il serait possible de faire quelque chose à la condition de remanier les cinq actes. Voltaire consentit à en tirer une tragédie, tout en persifflant spirituellement le tragique grec, dont il coula les inspirations dans le vrai moule du théâtre. Il imagina un Philoctète amoureux de Jocaste (il fallait bien donner un peu d’intérêt à cet Œdipe-Roi, si vide et si naïf), il créa le personnage, indispensable à toute tragédie qui se respecte, du confident Dimas, et rehaussa la saveur de cette olla-podrida par quelques lardons anti-religieux. Aussi La Harpe déclare-t-il l’œuvre du « Sophocle moderne » très supérieure à celle de l’ancien. Avant lui, Corneille, également pris de pitié pour la pauvreté d’invention du vieil auteur, avait condescendu à refaire son œuvre selon les recettes de la « Bonne tragédie bourgeoise ». Et Chénier aussi, et un Monsieur de la Mothe, et un Anglais nommé Dryden, et Prévost, et même un certain de Sainte-Marthe.

Un étonnement prodigieux dut secouer dans leurs tombes tous ces correcteurs de versions grecques quand, en 1858, M. Jules Lacroix imagina de traduire tout bêtement, en honnêtes alexandrins, le texte original, et de faire représenter la chose telle qu’elle avait été pensée. C’était si simple que personne ne l’avait imaginé précédemment. Et voici, enfin, Œdipe-Roi triomphant, débarrassé, comme les cathédrales, des badigeons, des plâtras, des constructions baroques que l’ignominie des siècles avait accumulés sur ses piliers de pierre. L’édifice se dresse en sa glorieuse architecture, et si pur, et si radieux, et si dominateur, qu’on se prend de pitié pour les malheureux qui ont eu l’audacieux dessein d’en corriger le plan. Un dernier nettoyage reste à faire : celui des chœurs et de la musique mélodramatique de M. Membrée, qui s’adapte à la tragédie grecque comme les façades de style jésuite aux églises gothiques. Quant aux vers, sont-ils bons ? Sont-ils mauvais ? Nous n’oserions nous prononcer : on n’en remarque ni les qualités ni les défauts, car Sophocle et le flot de pensées qu’il remue accaparent toute l’attention.

Et tandis que les corrections de Corneille, de Voltaire, de Monsieur de la Mothe gisent en moellons effondrés au pied du temple qu’elles ont contaminé (c’est le moment de rééditer la comparaison chère à Georges Rodenbach : il faudrait, comme autour des tombes, élever des grilles pour défendre les chefs-d’œuvre !) Œdipe-Roi est repris en grande solennité à Paris, et forme le spectacle de choix dans lequel le tragédien Mounet-Sully se produit à Bruxelles.

L’impression que provoque l’œuvre de Sophocle est formidable. C’est que les ressorts qu’elle met en action sont de tous les temps. C’est que les passions qui remuent les personnages du drame agitent nos âmes avec la même violence qu’elles faisaient battre, en l’an 415 avant l’ère chrétienne, le cœur des Athéniens. Les épisodes, ce chancre du théâtre contemporain dont il ne reste rien parce qu’il est tout entier anecdotique, sont traités en accessoires insignifiants : tout est dans l’effroyable malheur qui fond sur l’humanité, incarnée en ce roi de Thèbes de la race de Kadmos, à la fois parricide et incestueux. Sophocle le montre, malgré sa puissance, courbé sous l’inflexible loi du destin. C’est, dans l’esprit du tragique, la colère d’Apollon, la fureur de la déesse Erynnis qui s’acharnent sur sa tête. Wagner a vu dans cette implacable logique des événements l’inéluctable fatalité. Tolstoï : la puissance mystérieuse des ténèbres. Et ainsi, indéniablement, par une filiation directe, se rattache notre art d’aujourd’hui, celui que nous ne cessons de défendre et de proclamer, alors qu’on le méconnaît ou qu’on le raille, à la conception esthétique du théâtre grec, qu’il est de bon ton d’applaudir, même sans y rien comprendre.

Le procédé de Sophocle, charmant dans son ingénuité, consiste à mettre dans la bouche de deux jeunes filles thébaines les vérités philosophiques que l’action est destinée à mettre en relief. Ce sont elles qui signalent le côté superficiel du bonheur humain. Ce sont elles qui font ressortir combien est éphémère et fragile la grandeur des rois. Ce sont elles encore qui expriment l’horreur de la malédiction qui frappe l’homme et le poursuit sans relâche, idée que la légende chrétienne s’est appropriée et dont elle a fait la faute originelle.

Ce sont elles, enfin, qui invitent le peuple à la pitié, le sentiment sublime qui domine l’œuvre et lui donne sa signification précise.

Mais supprimât-on ces deux rôles de la liste des