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ÉPIMÉNIDE DE CRÈTE.

On dit que je suis le fils d’une nymphe. Dymas, un berger, me trouva nouveau-né à l’entrée d’une grotte dédiée à Pan. Il me porta à sa femme qui venait de perdre un enfant âgé de quelques mois. Elle me nourrit de son lait, et je grandis sous ce toit rustique. Dès que je fus assez fort pour conduire un troupeau, le berger me confia le sien. Pendant plusieurs années je m’acquittai de ce soin sans ennui. La partie de l’île que nous habitions était une vallée presque entièrement entourée de montagnes ; c’est à peine si je m’étais élevé jusqu’à leur sommet, et je n’avais jamais franchi cette muraille naturelle. Ma vallée natale était pour moi tout un monde, un monde étroit mais doux. De gras pâturages s’étendaient sur les flancs de ces collines, dont les cîmes se couronnaient d’épaisses forêts. Au pied des coteaux, de bonnes terres de labour se couvraient chaque été de moissons. Une centaine de cabanes, tantôt isolées, tantôt serrées l’une contre l’autre, comme pour se prêter secours, donnaient de paisibles abris aux habitants de la vallée. La vie était heureuse dans ce coin de terre.

J’avais dix-huit ans. On m’appelait Dioclès. Le berger qui me servait de père avait une fille nommée Leucé, de deux ou trois ans pins jeune que moi. Une longue habitude me la faisait aimer comme une sœur, mais je crois qu’avec l’âge il se mêlait à ma tendresse un sentiment plus vif. Jusque-là sa présence m’avait toujours causé un plaisir tranquille, et mille fois nous avions sans inquiétude couru et joué dans la prairie, tandis que nos brebis se gorgeaient d’herbe fraîche. Maintenant j’étais ému quand nos courses après nos bêtes nous attiraient jusqu’à la lisière de la forêt, et je craignais de me trouver seul avec elle. Cette crainte étrange me surprenait, mais je n’essayais point de la chasser, car je trouvais du plaisir au trouble qu’elle me donnait. Quelque chose de vague et d’inconnu pénétrait mon âme. Je ne devinais pas quel était ce sentiment amer et doux, qui me remplissait d’une angoisse délicieuse. On m’a dit depuis que les hommes l’appellent l’amour.

Soit que Leucé devinât mon trouble, soit qu’elle le partageât, elle aussi évita dès lors de se trouver seule avec moi. Toujours elle avait à ses côtés une enfant de sept à huit ans, fille d’une de nos voisines. Cette enfant s’appelait Daphné. On ne saurait rien imaginer de plus gracieux que sa figure délicate. Leucé, beaucoup plus grande, comme il convenait à son âge, était d’une beauté plus agreste. On l’eût prise pour une des nymphes compagnes d’Artémis. J’aimais à les voir ensemble. Mes yeux allaient de l’une à l’autre, trouvant un charme égal à leur beauté diverse ; mais le charme avec Leucé avait une Puissance impétueuse, et mon âme s’éveillait aux ardents désirs.

J’avais donc dix-huit ans, et si un sage pouvait avouer qu’il a