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— J’avais cru que la nature…

— Il n’y a pas de nature qui tienne ; quand je vous dis de me faire un Tatius, je ne vous demande pas de peindre la nature.

— Cependant, mon oncle, vous avouerez que le modèle est bien gris, et que mon travail se rapproche davantage de la couleur de la chair.

— Eh ! voilà le mal ; ce n’est pas un Tatius couleur de chair que je vous ai demandé, c’est un Tatius gris. De la chair naturelle on en voit partout, et ce n’est pas la peine d’apprendre à peindre pour imiter ce qui est si commun. Le but de l’art, Monsieur, c’est d’idéaliser la nature, et la nature idéale, c’est le gris. Vous avez beau balancer la tête, vous ne ferez pas changer les préceptes du divin David. Il n’y aura jamais que le gris pour conserver la netteté de la ligne et la pureté des contours. Tenez, voyez ce que vous avez fait avec votre prétendu coloris ! Que sont devenus vos profils ! noyés, perdus dans l’ombre. Et votre ligne ? il n’y en a plus ; tout cela est mêlé, confondu. Les reliefs semblent sortir du tableau, les ombres font des trous à la toile. En un mot, ce n’est pas de l’art, c’est l’imitation servile de la nature. Ah ! Paul, mon ami, si tu suis cette route, tu n’iras jamais à Rome. Notre jeune homme, qui avait pourtant fait de son mieux, et qui avait mème adouci en maint endroit l’éclat de sa verve pour complaire à son oncle, fut tout étourdi en entendant les critiques de l’académicien. Son père lui avait toujours dit qu’il fallait s’inspirer de la nature, son oncle affirmait, au contraire, que la nature était une mauvaise conseillère qu’il fallait fuir comme la peste. Qui croire ? Son père n’était qu’un pauvre peintre de province, pendant que son oncle était devenu une des célébrités de son art, un illustre académicien…. Par goût, il préférait les avis de son père ; par raison, il était tenté d’obéir aux préceptes de son oncle. Cette lutte entre la vocation et l’intérêt devait, comme c’est l’ordinaire chez les natures jeunes et enthousiastes, aboutir au triomphe de la première.

Il en fut ainsi, en effet. Paul continua d’écouter patiemment les théories de son oncle, mais sans les mettre en pratique ; il continua de dessiner et de peindre des Tatius, des Junius Brutus, des Hector et des Léonidas ; mais il le fit avec tant de dégoût que, loin de faire des progrès dans la manière académique, il semblait chaque jour oublier ce qu’il avait appris la veille. Les choses en arrivèrent même à ce point que M. Guerville désespéra tout à fait de l’avenir de son neveu, et lui déclara tout net un beau jour qu’il ne voulait pas perdre plus longtemps ses précieuses leçons pour un si mauvais élève.

— Je vais te renvoyer à ton père, ajouta-t-il ; car, pour faire ce que tu fais, tu serais aussi bien à Caen qu’à Paris.

Cette menace produisit quelque effet sur le jeune homme. Depuis huit mois qu’il habitait la capitale, le séjour de cette ville lui était devenu indispensable. Il avait fait de nombreuses connaissances parmi les artistes ; il fréquentait, sans en rien dire à son oncle, les ateliers des plus célèbres coloristes ; il étudiait du regard leur manière, et, ne pouvant, lui-même mettre la main à l’œuvre, il se nourrissait, du