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tiburce

naire un monocle, et qu’un de vos passe-temps favoris est le tir à la cible. — Chut ! taisez-vous ; prière de ne pas m’interrompre. »

Et, sans cesser de regarder en l’air, il continua :

— « Le bas de votre pantalon est couvert de poils. Or ces poils ne peuvent appartenir qu’à un chien de l’espèce précitée ou à une chèvre. Mais il n’entre pas dans nos mœurs de faire coucher des chèvres sur nos pieds. Donc… Concluez vous-même. — D’autre part, je sais que vos occupations ne vous laissent pas le loisir de chasser, et j’en déduis que votre chien, malgré sa nature, est un chien d’appartement, par destination. — Vous jouez du piano ; oui. En vous donnant la main, j’ai reconnu au bout de vos doigts les callosités professionnelles des pianistes. Elles m’ont révélé que vous jouez même très fréquemment. Or un homme de votre âge et de votre intelligence ne saurait montrer tant d’assiduité dans l’exercice d’un art aussi délicat, que s’il y est excellent ou s’il croit y exceller. À cause d’Ingres et de son violon, je n’ose affirmer votre talent de pianiste, en dépit de votre génie d’astronome. — Vous avez servi dans la cavalerie ; car vous marchez les jambes écartées et vous descendez les escaliers comme si vous redoutiez d’accrocher vos éperons aux degrés. Donc vous avez l’habitude du cheval. Et c’est une habitude qui date de loin, car on ne vous voit jamais cavalcader à Paris. Votre jeunesse humble et studieuse ne vous ayant pas permis l’équitation, il faut par conséquent que vous ayez chevauché les destriers du gouvernement. — Silence, je vous prie. — Vous portez un monocle. Parfaitement. J’ai découvert sa trace au pli de votre orbite droite. — Et je prétends que vous tirez souvent au pistolet ou à la carabine, car votre œil gauche a coutume à se fermer pour viser : il est un peu plus petit que l’autre, et les plis de la ride nommée « patte d’oie » sont plus accusés à gauche qu’à droite. Comme vous ne chassez pas, il s’en suit que vous pratiquez le tir à la cible. — C’est tout. J’ai dit. »

— « Si vous n’êtes pas content avec cela ! » s’écria Garan sur un ton moqueur.

Mais M. Le Tellier n’était pas disposé à la plaisanterie. Sans dire un mot, il tira de l’ombre, sous le bureau, une