Page:Renard - Le Péril Bleu, 1911.djvu/39

Cette page a été validée par deux contributeurs.
38
le péril bleu

milieu du vague triangle que dessine leur fourche, un sentier de chèvres escalade la rampe roide et vous mène directement de la route au seuil de l’enclos.

Comment ce castel, dans la fraîcheur de son âge, a-t-il échappé aussi totalement à la haine de Richelieu ? Pourquoi n’est-il pas, comme tant d’autres, une ruine qu’on prend de loin pour un rocher, parmi tous ces rochers que le soir assimile à des bastilles démantelées ? — La légende veut qu’alors il abritât non quelque hobereau batailleur, mais un doux gentilhomme inoffensif, sans doute affligé d’insomnie, et qui, passant ses journées à lire dans des livres et ses nuits à lire dans le ciel, aimait à recenser les constellations du haut d’une tour élevée.

De là serait venu le nom de Mirastel, qui veut dire Mire-étoiles ou Observateur-des-astres.

À la vérité, quand feu M. Arquedouve acheta cette résidence, la tour du nord-ouest n’avait jamais eu de couverture : elle s’achevait en plate-forme. Et l’on dénicha dans les combles — sous l’apparence d’un amas de cuivres découpés et gravés, embellis de figures allégoriques — force antiques machines d’astronomie, telles que sphères zodiacales et équinoxiales, horizons azimutaux, quadrants, sextants, globes célestes, astrolabes, gnomons et autres vieilleries renouvelées des Chaldéens, auxquelles il convient d’adjoindre un de ces interminables télescopes dont Képler améliorait l’agencement à l’époque où Mirastel était flambant neuf.

M. Arquedouve, riche industriel lyonnais, acquit le domaine en 1874, onze ans après son mariage et sur les instances de son épouse, qui raffolait du paysage et ne rêvait qu’astronomie. Cette femme supérieure, émule des Hypathie, des Mme Lepaute et des Mme du Châtelet, voulut aménager un observatoire sur la plate-forme de la tour ; — et les travaux étaient finis, lorsqu’un double malheur vint frapper Mme Arquedouve.

Une amaurose assez inexpliquée la priva pour toujours de la vue, et son mari décéda, laissant la pauvre aveugle avec deux filles, Augustine et Lucie, âgées de dix et de huit ans.

De ce jour, Mme Arquedouve ne quitta plus Mirastel. Malgré son infirmité, l’énergie et l’habitude firent d’elle