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le péril bleu

( pièce 934)
Angora, Turquie d’Asie,
ce 11 octobre 1912.
Mon cher, oh ! bien cher ami, pardonne-moi !

Pardonne à ma sottise !… Ceux que je poursuivais autour du monde n’étaient pas ceux que je cherchais !

Je vois clair à présent. La douleur a lavé mes yeux de tant de larmes !…

J’ai pris le change plusieurs fois de suite sur des voyageurs différents, poussé par mon idée fixe et moins conduit par les circonstances que par une marotte que j’agitais moi-même devant mes propres pas !

Oh ! ces dernières semaines ! Cette course fiévreuse, à cheval, de Bassora jusqu’ici, cette galopade à travers la Mésopotamie, le long du Tigre, où, chaque jour, je gagnais du terrain sur les Yéniserlis et les Rotapoulo !

Eux, ils allaient sans se presser, visitant les ruines, s’attardant aux paysages, faisant un crochet vers Babylone, revenant à Bagdad, explorant les décombres de Ninive après avoir goûté Mossoul… Ils avaient une avance de quinze jours…

Je les ai rejoints entre Diarbékir et Angora… et là J’ai constaté que ce n’étaient pas Hatkins avec Mlle Le Tellier et les Monbardeau, mais réellement deux jeunes ménages grecs, de vrais Yéniserlis, de vrais Rotapulo, — de braves gens, somme toute, à qui j’ai confié ma désillusion et qui m’ont consolé de leur mieux.

Nous sommes arrivés ici de conserve. Angora, c’est le point terminus de la voie ferrée qui vient de Constantinople. Une journée de wagon me sépare de la capitale de la Turquie. Mais je suis brisé de fatigue et d’ennui, et je compte rester ici — combien de temps ? je ne sais — à me reposer dans les fleurs et le soleil, en songeant à ma bêtise comme à quelque maladie dont je serais convalescent. Hélas ! faire du roman dans la réalité ! Devenir Sherlock Holmes ! Pauvre de moi ! Malade que j’étais !…

Mais, François, maintenant — je t’en supplie — ne me laisse pas désespérer à propos de Mademoiselle Jeanne. Promets-moi que peut-être… dans bien longtemps… Pardonne ; je termine. Quand je pense à cela, ma vue se brouille.

Adieu.

Tiburce.