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le péril bleu

et, vêtu comme pour une expédition polaire, il arpentait les routes pulvérulentes, sous un soleil à pomper l’océan.

Ces routes n’avaient plus de cantonniers. Robert foulait sans trêve leur terrain cabossé, n’y rencontrant que de rares voitures soigneusement closes et quelques automobiles pressées d’être ailleurs. Parfois, il lui fallait enjamber des ruisseaux de fourmis, qui traversaient le macadam de la République ; et parfois, il avait à contourner des pierres d’éboulis, tombées de la montagne et qu’on laissait au milieu du chemin.

Il lui arrivait aussi et fort souvent de gravir le Colombier et d’y errer comme une âme en peine, comme un poète flâneur, amant des forêts et des cimes. Il paraissait uniquement soucieux d’admirer les points de vue ; ses regards allaient de l’un à l’autre avec une célérité remarquable ; aucune des beautés de l’heure et du lieu ne lui échappait. Le Colombier avait été le mont de la neige puis des narcisses ; bientôt il serait le mont des framboises ; il était pour lors celui des sauterelles, et les pas de Robert déclenchaient leurs sauts stridents, comme autant d’arceaux fugitifs, de-ci de-là, rouge celui-ci, mauve celui-là. Mais le singulier badaud n’aimait pas cette stridulation bourdonnante qui recouvre les prés d’un tapis de musique ; et il proférait à chaque instant :

— « Eh ! mon Dieu ! ce n’est que les sauterelles ! — La peste soit des sauterelles ! — Maudites sauterelles ! »

Ou quelque autre monologue dans ce goût-là.

Impénétrable et serein, ponctuel et souriant, il entrait au second coup de cloche dans la salle à manger du château. À table, il ne répondait rien aux remontrances et semblait tout heureux de ses frasques et de ses lubies. On ne le voyait plus qu’au repas du soir.

M. Le Tellier s’aperçut qu’il décampait aussi pendant la nuit. Alors, il voulut le cloîtrer. Mais l’autre l’avertit respectueusement qu’à la première récidive, il se sauverait pour ne plus revenir. M. Le Tellier céda. Le pauvre homme en arrivait à douter de son propre jugement ; il ne savait plus, de lui et de Robert, lequel était raisonnable, et si le devoir ne commandait point de patrouiller sans cesse à la recherche du Sarvant, fût-ce au hasard et