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sinistres

la peine. Elle souriait, puis elle sanglotait. Ainsi ses yeux, qui l’avaient devancée au néant, cessaient par malheur d’être inutiles, et pleuraient d’autant plus qu’ils ne pouvaient rien voir. — Quand elle entendait venir Mme Le Tellier, elle interrompait d’un effort le cours de ses larmes, et les deux femmes se plaisaient à parler d’une infortune que tout leur rappelait.

Tout. Même le chien Floflo, qui se tenait silencieux. Même le logis, qui paraissait désolé. D’habitude, il était fleuri par les soins de Marie-Thérèse. Elle savait grouper des fleurs dans un vase avec cette grâce japonaise qui fait croire qu’elles ne sont pas cueillies et moribondes… Mais les vases, tels des corps sans âme, restaient vides ; et les iris, près de la botasse[1], vainement mauves, pourrissaient loin des hommes.

Il semble que le plus accablé de tous ait été M. Le Tellier. L’astronome ne sortait plus de son cabinet de travail. Exténué de contention morale, las de réfléchir à cette catastrophe incompréhensible, il n’avait plus la force de raisonner ; il rêvait, face au paysage magnifique. Le site printanier, plein de vie et de soleil, lui paraissait morne et désert. La joie de la saison aggravait sa tristesse. Il regardait les arbres des vergers en fleurs et songeait à des squelettes macabrement pomponnés. Devant ce décor d’espace et de montagnes sa fille avait passé si souvent — si souvent, mon Dieu ! — qu’il n’y voyait plus que le fond d’un portrait qu’elle eût déserté, — le spectacle même de son absence.

Pour Maxime et pour Robert, ils travaillaient : le premier dans son laboratoire, afin de lutter contre l’inquiétude, et le second dans sa chambrette, à des ouvrages clandestins dont le but se devine aisément.

Jusqu’au 13, rien ne troubla ce calme cruel, si ce n’est pourtant quelques tournées d’exploration faites par Robert du côté de Seyssel et des communes molestées, et si ce n’est un voyage de M. Le Tellier à Lyon.

Un voyage atroce. Il partit comme un fou, ayant lu qu’on avait retiré du Rhône le cadavre d’une femme

  1. Botasse ou boutasse. Bassin, en patois, et plus généralement toute eau dormante.