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inférieure disloquée. Ses yeux sanglants regardaient dans le vide. Ses doigts mobiles pétrissaient, étranglaient des choses, et ses ongles s’allongeaient en griffes.

L’assurance perdue, les convives s’étaient bousculés, tassés dans un coin, et se retenaient de pousser des cris d’horreur qui eussent ajouté à leur épouvante. D’autre part, l’orang se gardait de grogner. Mais, la gueule tantôt contractée, tantôt élargie, il exprimait sa rage d’être exilé de ses forêts. On ne le distinguait que vaguement. Il fit le tour de la table, silencieux, saisit un couteau, et le brandit, non à la manière des assassins expérimentés, mais comme un animal gauche, d’autant plus redoutable qu’il ne sait pas se servir d’une arme. La scène sombrait dans les ténèbres, la nuit noire. On n’entendait plus même haleter les poitrines. L’orang soufflait son haleine sur les visages.

— Assez ! chéri, assez ! dit Mme Bornet.

Aussitôt M. Bornet, docile, leva le gaz. Les convives aspirèrent longuement la clarté qui se répandit jusqu’à leur cœur, et l’un d’eux, pour chasser au loin son malaise, donna le signal des applaudissements :

— Bravo ! bravo ! étonnante faculté !

— C’est un gros succès, dit Mme Bornet, empourprée. Tu n’as pas commis une faute.

Toutes ces dames s’exclamaient :

— Moi, je suffoquais !

— Moi, je me suis crue morte !

— Moi, je ne dormirai pas cette nuit.

— Moi, d’abord, je ne bouge plus. J’attendrai ici le petit jour.