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mais sans interruption. Souvent elle s’approchait de l’ennemie. Elle retenait derrière son dos ses mains rétives dont les doigts avaient le mors aux ongles.

Et sur sa petite tête rouge vivement agitée, sur son cou, ses épaules, elle recevait comme une douche trop chaude les injures bouillonnantes de la Gagnarde. Celle-ci s’enflait, s’enflait, les bras croisés, soufflante. Un instant, l’une penchée, l’autre comme enlevée de terre, bec à bec, étranglées et toute la chair à vif, elles ne purent plus que loucher !

III

La Morvande se sauva dans l’atelier de menuiserie de son homme. Elle s’étendit sur les copeaux et longtemps demeura sans rien dire. Du bran de scie se collait à son visage en sueur. Machinalement, d’un copeau elle se faisait une bague. Les yeux secs, elle poussait toutefois de gros soupirs tenant du sanglot.

Philippe Morvand ne la regardait pas.

C’était un homme froid qui passait sa vie à réfléchir. Quand il avait mesuré une planche, il la mesurait encore, et, lui trouvant la même longueur, il réfléchissait. Mais il réfléchissait surtout devant un mort dont on lui avait commandé le cercueil. Il prenait alors ses mesures sans toucher le corps, et il souffrait dans toutes ses jointures à la pensée qu’il pouvait se tromper en moins, faire trop étroit, être obligé de ployer le cadavre.

— Ça ne peut pas durer, fit sourdement la Morvande.