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Pendant qu’on adore ici le pape, notre président se fait huer à Saint-Mandé. Si au lieu d’être un pauvre sire, un ridicule soupirant à l’empire, il avait l’épée, l’état-major, les victoires de feu son oncle, cela n’arriverait pas. Les aristocrates savent bien ce qu’ils font, quand ils entretiennent à leur profit cette ménagerie de bêtes sauvages, pour les lâcher au besoin ; ils savent très bien que la canaille est leur machine. Mais qu’ils y prennent garde : il est dangereux de jouer avec certaines bêtes : elles se tournent parfois contre ceux qui les ont éduquées. C’est un très mauvais jeu que celui-là.

Par toutes les voies, j’en reviens à ma formule : Pendant qu’il y aura des barbares, défendre énergiquement la société contre eux ; mais travailler incessamment à ce qu’il n’y ait plus de barbares. La société ne sera assurée, la civilisation moderne ne sera inébranlable, que quand on y aura incorporé ces hordes qui semblent ne chercher qu’à la renverser, mais qui au fond ne demandent qu’à y entrer. Rome périt parce qu’elle n’eut ni le temps ni la puissance d’opérer cette œuvre d’assimilation, de rendre romains les barbares du ive et ve siècle, comme elle avait eu la force de rendre romaines la Gaule, l’Espagne, etc. Ma conviction est que la civilisation moderne est assez forte pour cela, qu’elle le fait sans s’en douter et peu à peu, et que l’œuvre s’accomplira continuement, sans avoir besoin d’une transition par la barbarie. Quant à ceux qui prétendent maintenir perpé-