Page:Renan - Nouvelles lettres intimes 1846-1850, Calmann Levy, 1923.djvu/472

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ci eût été mis en pièces, sans plus d’enquête. Qu’on suppose maintenant les principes d’humanité, qui de gré ou de force régissent toute politique européenne, non encore introduits dans les mœurs, qu’on suppose une armée du xive ou du xve siècle au lieu de cette armée modèle, vous auriez eu la reproduction de ces épouvantables scènes, qui heureusement sont maintenant d’un autre âge, se figurer la hideuse décomposition de la figure humaine dans ces moments de fanatisme populaire, est chose impossible ; j’ai vu la réalisation de ce que j’avais parfois rêvé dans mes cauchemars : la forme humaine cessant d’être l’expression de la raison, n’offrant plus que l’image de l’instinct bestial. A la place Saint-Pierre, où les papistes honnêtes et modérés s’étaient donné rendez-vous, la manifestation a été bien plus digne, et comme les étrangers s’y étaient généralement rendus d’avance, par la crainte, toujours mal fondée à Rome, de ne pas trouver de place, ce grand événement ne sera probablement décrit et apprécié que par ce moment.

Le soir, la scène n’était pas moins pittoresque. Dans toutes les manifestations de la nature humaine, une ligne imperceptible sépare le beau du laid, le sublime de l’odieux. Un même instinct a inspiré d’un côté les plus belles créations de l’esprit humain, Laure, Béatrix, Elvire, de l’autre les plus monstrueuses perversions ; un même instinct a inspiré d’un côté l’Évangile et les mer-