Page:Renan - Nouvelles lettres intimes 1846-1850, Calmann Levy, 1923.djvu/452

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ton cœur ; jamais je ne croirai que tu m’aies soupçonné d'égoïsme. Laisse-moi te dire pourtant que si ces sentiments étaient les miens, ils ne seraient pas dignes d’une âme élevée. Car il suivrait de là que pour plus d’indépendance, pour n’associer personne à son sort et n’avoir d’autre charge que soi, le mieux serait de rester solitaire ; ce qui en thèse générale serait immoral. Quand l'homme associe un autre être à son existence, il s’impose des soucis, des soins, des devoirs ; il est moins libre, plus responsable. Est-ce une raison pour préférer son égoïste indépendance à de saintes obligations ? Aristote dit quelque part que le maître est plus noble que l’esclave, parce que l’esclave a très peu de devoirs et ne répond que de lui-même, tandis que le maître a beaucoup de devoirs et répond de plusieurs. Je ne dis tout cela que comme exemple, et pour te faire comprendre comment je ne puis accepter cette manière de présenter une considération, dont je reconnais à certains égards la vérité. Je dois faire la même observation, chère amie, sur un autre argument que tu tires contre moi d’une réflexion que je t’avais adressée du Mont-Cassin, réflexion qui peut avoir sa vérité, mais n’est nullement applicable entre nous. N’est-il pas évident qu’il faut distinguer dans les affections humaines deux classes parfaitement distinctes : les unes qui n’ont jamais commencé, qui sont toujours les mêmes, qui ne sont que l’intime et toujours uniforme sympathie du sang et des habitudes : l’amour