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à la même œuvre ! L’individualisme nous disperse ; chacun a sa voie, chacun a son langage. Ces immenses associations ne sont possibles qu’avec des consciences à peine développées et prêtes à s’abdiquer elles-mêmes au profit d’un plus vaste ensemble.

J’ai beaucoup pensé à toi en visitant la grotte où saint Benoît avait son entrevue annuelle avec sa sœur sainte Scolastique, qui habitait un autre monastère sur une des collines latérales de la montagne. Cela m’a fait sentir très vivement certains traits de la vie morale ; il est dans notre nature des instincts qu’il vaut mieux nourrir et amuser que satisfaire ; car à l’état de désir, ils élèvent et ennoblissent ; une fois satisfaits, ils ne sont plus que des jouissances sans idéal. La soif est le but ; au lieu de se précipiter sur la coupe pour la satisfaire, il vaut mieux l’entretenir. Heureux saint Benoit ! Il voyait sa sœur une fois tous les ans, et il voyait à toute heure le toit qui l’abritait et sous lequel elle pensait à lui. J’ai trouvé beaucoup dans l’archivio. cette collection de manuscrits est la plus curieuse assurément que nous ayons explorée. J’ai découvert dans un manuscrit, qui jusqu’ici avait été mal décrit, le traité de la Théologie chrétienne d’Abélard, beaucoup plus complet que dans le texte publié par Martène[1]. Je rapporte ainsi à M. Cousin, plusieurs pages inédites. Grande sera sa joie. Ce

  1. Savant bénédictin de la congrégation de Saint-Maur, 1654-1739.