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tances contribuaient à nous rendre désirable cette belle abbaye, et aussi combien elles ont dô contribuer à faire de notre arrivée une fête pour ces bons religieux, qui, depuis plusieurs mois, n’avaient pas entendu parler du monde civilisé. Étrange surprise en vérité, la plus douce et la plus inattendue de ma vie. Il fallait venir en ce désert, sur un des sommets les plus élevés de l’Apennin, loin de toutes les routes battues, pour nous retrouver on pleine France, pour entendre parler de Hegel, de Kant, de M. Cousin. Le premier livre que nous rencontrâmes dans la cellule du père Sebastiano, le bibliothécaire, fut la Vie de Jésus de Strauss ! J’étais sur mon terrain, la conversation s’engage sur la christologie allemande ; en ma qualité d’hôte, j’y allais avec une extrême timidité et n’insistais que sur les points critiquables. Quel fut mon étonnement d’entendre un moine défendre contre moi le point que j’attaquais dans le célèbre mythologue et parler comme aurait pu faire le plus hardi docteur de Halle ou de Tubingue ! Notre étonnement fut bien plus grand encore, quand nous les entendîmes parler avec la plus grande liberté de la corruption du catholicisme, de la déplorable influence du clergé en ce pays, du culte grossier de Naples, des erreurs fatales qui conduisent la papauté et le catholicisme à l’abîme. Rien ne saurait donner une idée de l’intérêt de nos entretiens du soir, alors que, groupés autour d’une immense cheminée monastique, nous causons avec les cinq ou six religieux les plus intelligents de