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prochain sous ce climat meurtrier. Et puis ta présence m’est si nécessaire pour me rendre tolérable la vie extérieure ! je me trouve fort bien de mon séjour ici, bien que ce ciel soit d’une extrême atonie et que ce climat m’enlève presque toute capacité de produire. Tu ne saurais croire à quel point je dépends de ces circonstances extérieures, et c’est bien pour cela que j’envisage avec quelque joie la perspective d’un voyage vers ces belles rives qui, dit-on, révèlent tant de choses. J’ai dans la manière quelque chose de dur, de hérissé comme nos rochers, de cassant comme nos vagues, de gris comme notre ciel. J’ai besoin d’un air plus excitant et d’une lumière plus vive. Je songeais Ces jours-ci en voyant ces rochers durs et dentelés combien doit être différente l’impression produite par les rivages de l’Italie et de la Grèce, pour avoir inspiré la belle fiction de la poésie antique. Des sirènes sur nos rochers de la Manche ! Mais elles se mettraient en pièces, les malheureuses, nues sur ces pointes aiguës ! La mythologie inspirée par ces durs rivages a dû être rude, roide, rugueuse, il faut pour peupler ces rochers des dieux à écailles et à carapace, à la tête aiguë et aux formes anguleuses. Je suis pressé d’aller, comme Childe Harold, a la découverte d’un nouvel idéal ; mais que je voudrais pouvoir auparavant fixer et donner au public ma première forme abstraite et sévère !

Écris-moi tout de suite, si tu ne l'as fait, excel-