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n’a la confiance de personne ; et il n’est pas un seul parti (sans excepter celui des républicains) qui ne soit suspect de conspirer contre elle ! L’étrange état de l’armée vient compliquer la position : on ne saurait s’en faire une idée à moins de l’avoir vu de près. Je le vois ici d’une manière frappante. La moitié de la population de Versailles est militaire ; dans les restaurants, aux chemins de fer, dans tous les lieux publics on un mot, on ne rencontre que soldats de toute arme et de tout grade. Eh bien ! il y a là pour l’observateur un fait unique peut-être dans l’histoire. C’est une armée qui raisonne, qui délibère, qui refuse de se laisser conduire en machine, mais veut avoir la raison de ce qu’on lui fait faire, qui ne croit plus à l’autorité. Je ne dis pas que l’armée est démocrate socialiste comme prétendent les adeptes, et pourtant s’il fallait la caractériser exclusivement par un nom de parti, ce serait celui-là qu’il faudrait prendre ; non, l’armée est sceptique, comme tout le reste, et n’est disposée à servir personne, si ce n’est la cause militaire de la France vis-à-vis de l’étranger. Pour comble de malheur, la malheureuse affaire de Rome[1] vient de blesser le seul sentiment vif et vrai qui lui restât.

Plus que jamais, ma chère amie (et c’est ici une des thèses que je développe dans mon essai), je pense que la question est transportée hors de la

  1. L’expédition de Rome entreprise dans le but de rétablir le pape Pie IX.