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N’avais-je pas raison par exemple de te dire de te mettre en garde contre toutes les nouvelles que tu ne verras pas dans les journaux français, quand je vois par le supplément de ta lettre qu’on a pu t’alarmer sérieusement par des puff comme celui-ci : le canon tiré pour une dispute de marchands de vin, dont j’avais à peine pour mu part entendu parler. Tu ne veux juger que les faits, dis-tu ; oh bien ! chère amie, ce témoignage-là, je le récuse encore. Il faut juger le résultat final, ou pour mieux dire, il faut l’attendre. Les émigrés de 91 prétendaient aussi qu’ils ne jugeaient que les faits. Mais certes qui n’aurait jugé la révolution d’alors que par les faits, l’aurait bien mal jugée, et comment en effet la jugèrent tant d’hommes éminents de l’Allemagne ? Certes je suis loin de te comparer, excellente amie, toi qui adores la France, à ses plus mortels ennemis, exilés de leur patrie par haine contre elle. Je veux dire seulement qu’il ne faut pas juger les révolutions par les faits de détail. Ainsi jugée, que serait celle de 89 ? un amas de crimes. Que serait celle de 1830 ? des barricades suivies d’une curée. Que serait celle de 48 ? Des barricades élevées par des gamins, suivies de pitoyables pugilats et d’une pluie de sang. Voilà les révolutions vues à la loupe. Vues de haut, au télescope, quelle différence ! Ce sont les grands pas de l’humanité, les jours critiques de sa vie, les ébranlements d’Encelade se tournant d’un côté sur l’autre, quand l’Etna pèse trop fort.