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tion, c’est me dire que je suis un fou et un méchant. Je ne discute pas sur ceci ; car en vérité ai-je posé le moindre principe qui ait pu t’autoriser a m’attribuer une telle absurdité ? — Il y a plus, j’ai lu Pierre Leroux un peu plus que tu n’as pu le faire, et, bien que je n’aie nul intérêt à faire son apologie, je dois dire que Pierre Leroux n’eût pas répondu oui à une telle question, que cet homme presque aliéné d’esprit, mais d’un si admirable cœur, n’aurait que de l’admiration pour ton dévouement. Et d’ailleurs eût-il ajouté cette folie à tant d’autres, je n’en serais pas, je crois, responsable. Tu prétends que je l’admire ; faut-il en conclure que je me fasse solidaire de toutes ses rêveries ? J’admire dans le passé bien d’autres fous sublimes, sans être tenté de me faire leur disciple. J’admire Platon, sans songer à réaliser son immorale République, bien pire assurément que celle de Pierre Leroux et même de Fourier. J’admire les fondateurs du christianisme, tout en haussant les épaules sur leurs rêveries théurgiques et leurs grossières superstitions. Je dois même dire que l’expression admirera st trop forte pour Pierre Leroux. Je l’estime comme une âme assez forte pour avoir préféré au réel ce qu’elle considère comme la vérité. Un homme qui a marché l’égal des Guizot, des Cousin, des Villemain, qui eût pu comme eux arriver à son jour, et qui a préféré rester dans la plus profonde misère pour le culte de sa pensée, (et cela sous le règne de l’argent ! !),