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à la politique du ministre, Saint-Marc-Girardin, Nisard, etc., qui ne répondaient pas, mais riaient. M. Burnouf encore, le vendredi 28 février, le jour où nous nous rencontrâmes tous deux seuls devant la porte de notre salle au Collège de France, transformé en place de guerre, je l’ai vu verser des larmes, tandis que nous gravissions les barricades pour regagner notre domicile, et me dire d’un air triste, en lisant sur les murs des proclamations où on invitait le peuple a ne pas quitter ses armes : « Nous n’avions pas fait comme cela en Juillet. » Crois-tu donc que j’aie pu un instant maudire des hommes pour lesquels je professe la plus haute estime ? Non, mon amie, fais-moi la grâce d’apporter à mes paroles ces rectifications de la bonne foi, sans lesquelles tout discours n’est qu’un tissu de sottises. Si je disais : « Malheur à celui qui, né vers 1700, est mort quelques années avant la Révolution  ; car celui-là a vécu dans le siècle le plus radicalement dépourvu d’idéal, celui-là a pu croire que le mouvement de l’humanité n’est qu’intrigues de cours et tactique militaire, que la création poétique n’est qu’un mécanisme artificiel, etc., » je dirais certes une phrase acceptable ; et pourtant quelle absurdité, grand Dieu ! si on la prenait à la lettre, si on appliquait cette malédiction à ceux qui ont traversé ce siècle immoral sans le connaître, M. Rollin par exemple, à ceux qui ont noblement réagi contre lui, comme Jean-Jacques, ou même si on l’appliquait exclusivement aux vrais représentants de ce