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La vertu les conçoit, le crime les consomme ;
L’ouvrier est divin, l’instrument est mortel ;
L’un veut changer le Dieu, l’autre brise l’autel ;
L’un sur la liberté veut fonder la justice ;
L’autre sur tous les droits fait crouler l’édifice ;
Puis vient la nuit fatale où l’esprit combattu
Ne sait plus où trouver le crime et la vertu ;
Chaque parti s’en fait d’horribles représailles ;
Les révolutions sont des champs de bataille
Où deux droits violés se heurtent dans le temps ;
Quel que soit le vainqueur, malheur aux combattants !
L’un, possesseur jaloux d’un héritage inique,
Se fait un titre saint d’une injustice antique,
Veut que l’oppression consacre l’oppresseur,
Et croit venger le ciel en défendant l’erreur ;
L’autre, le cœur aigri par une vieille offense,
Dans la raison qui luit ne voit qu’une vengeance,
Et s’armant à sa voix d’un droit ensanglanté,
Brûle, pille et massacre à coups de vérité ;
Aussi l’abîme appelle un plus profond abîme ;
Qu’y faire ? La raison n’a que le choix du crime ;
Faut-il que le bien cède et recule à jamais ?
Faut-il vaincre le mal à force de forfaits ?
Devant ces changements, le cœur du juste hésite ;
Malheur à qui les fait, heureux qui les hérite ![1]

O Jocelyn ! Jocelyn ! ton âme est la mienne. Un de mes plus sensibles déplaisirs est de songer que tu vois un journal qui apprécie M. de Lamartine comme un vulgaire intrigant. En général, ma bonne amie, je souffre beaucoup de voir un prisme entre toi et nous. Je ne te demande pas d’être d’un avis, mais de suspendre tout jugement, Ceci est de la pure critique. Je conçois que nous devons être souverainement ridicules quand nous jugeons d’après nos vues personnelles les affaires

  1. Jocelyn, Deuxième époque, p. 38-39 (édit. Hachette, 1900).