Page:Renan - Nouvelles lettres intimes 1846-1850, Calmann Levy, 1923.djvu/292

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

nouvelle avec enthousiasme, et que c’étaient seulement la jeunesse des estaminets et des cafés, ceux qu’on appelle en langage d’école les viveurs, qui se refusaient au dogme nouveau de la fraternité. Cela se conçoit. Il y a quelques jours, chez M. Garnier (qui est lui-même fort prononcé pour le sage progrès), je voyais le même fait se dessiner d’une manière frappante. Mais là il y avait d’un autre côté une résistance acharnée, haineuse, et avouant avec cynisme le plus hideux égoïsme. J’y ai entendu une femme distinguée soutenir, je dirai presque prêcher les idées nouvelles avec l’entrainement d’une foi religieuse, et produire sur tous ceux qui l’écoutaient une vive impression. Pour le dire en passant, les femmes seront le plus puissant appui du socialisme ; elles seront pour lui ce qu’elles ont été pour le christianisme naissant, plus que les apôtres. Car elles sentent plus vivement, elles ont plus de vérité ; quand un homme prêche une doctrine, il faut se demander avant tout s’il ne joue pas un rôle ; cela n’a pas lieu pour la femme. — C’est avec peine sans doute que je vois le socialisme prendre une forme religieuse, et par conséquent étroite, contre laquelle il faudra ultérieurement réagir. Ma conviction est qu’une religion durable est impossible en face du développement de l’esprit critique, si puissant chez les modernes. Au bout de quelques années, la forme dogmatique, qui autrefois résistait des siècles, sera percée à jour. Nous autres, philosophes, nous voudrions que