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gouffre sans fond, en le portant maintenant en France. Puisque tu n’en avais pas besoin, j’ai bien regretté de ne pouvoir arrêter le paiement des trois mille francs qui t’ont été comptés et que tu as fait passer à Saint-Malo ; mais c’était une affaire depuis longtemps entamée, et le comte était bien aise de retirer au moins cette somme des fonds énormes qu’il a à Paris, et qu’il regarde comme à peu près perdus. — Je ne puis, mon Ernest, partager ta sécurité en présence de ce qui se dit et se passe dans notre malheureuse France. Pardonne !… en vieillissant on se méfie outre mesure, parce qu’on a souvent et beaucoup souffert… Les banquets de l’an dernier nous ont jeté dans l’abîme où nous nous débattons ; ceux de cette année nous jetteront dans quelque chose que nul esprit sensé ne peut comprendre, mais qui amènera certainement une misère qu’il est permis de redouter. — Où irais-je maintenant dans notre patrie, cher Ernest ? — Paris ne peut de longtemps m’inspirer qu’une répulsion profonde ; d’ailleurs de quoi y vivrais-je quand tout s’y meurt ? — Je ne connais pas Saint-Malo. Notre ville natale ne m’offre aucune ressource. Je dois donc rester. — Quant à ce que tu me dis de la possibilité de trouver pour moi une place dans une organisation quelconque de l’enseignement des femmes, c’est plus que vague, mon pauvre ami. Cette organisation viendra-t-elle ?… Quel en sera l’esprit ?… Je crois peu que cette pensée se réalise bientôt ; on a bien autre chose à