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de mauvais jours. Quant à notre frère, comme son commerce est fondé non sur les hautes spéculations financières, dont la saison est passée pour longtemps, mais sur le petit commerce et l’industrie honnête, je ne doute pas qu’il ne puisse arriver à une très belle aisance, sinon à l’opulence. Courage donc, chère amie, aimons-nous et ne désespérons jamais.

S’il était permis dans de telles circonstances d’on appeler au sentiment artistique, je dirais que Paris offre ces jours-ci le plus étrange, le plus indescriptible spectacle. Je visitai, quelques heures après la fin du combat, les lieux qui en avaient été le théâtre. Il faut avoir vu cela, chère amie, pour se faire une idée des grandes scènes de l’humanité. Dans la rue Saint-Martin, dans la rue Saint-Antoine et dans la partie de la rue Saint-Jacques qui s’étend du Panthéon jusqu’aux quais, pas une maison qui ne fût labourée de boulets. Quelques-unes en étaient à la lettre percées a jour. Toutes les devantures, toutes les fenêtres étaient criblées de balles ; de larges traces de sang, des armes brisées ou abandonnées marquaient encore les lieux en le combat avait été le plus acharné. Les barricades construites avec un art merveilleux, non plus de pavés, mais avec les pierres des trottoirs, présentaient l’aspect de forteresses à angles rentrants et saillants, et se succédaient tous les cinquante pas. La place de la Bastille surtout offrait l’image la plus effrayante du chaos. Tous les arbres en étaient coupés, ou tordus par le boulet ;