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de précaire. Quelques places de bibliothèque viennent d’être supprimées : il reste donc peu d’espoir de ce côté ; mais d’autre part le cumul est aboli de fait, et le sera bientôt légalement. Il est à peine croyable à quel point ce fléau des carrières savantes était poussé sous le régime de favoritisme et d’achat qui a disparu. On se jette maintenant dans l’extrémité opposée ; et non content de poser des limites pour l’avenir, on fait dégorger un peu brutalement ceux qui avaient trop pris des faveurs de l’ancien régime. Je n’aime pas ces effets rétroactifs ; mais le mal était extrême, et le principe est excellent, pourvu qu’on ne l’exagère pas.

Depuis quelques jours nos affaires marchent assez petitement. La folle tentative du 18 mai a fait beaucoup de mal. Je commence à me détacher de l’ancienne gauche, qui dans les premiers jours de la révolution obtenait mes sympathies. Ils se conduisent avec un égoïsme et une petitesse de vues vraiment singuliers dans des esprits aussi cultivés. Ce qui manque au parti plus avancé, ce sont les hommes. Là, je l’avoue, je crois voir l’avenir. Un nouveau tiers-état est formé ; la bourgeoisie serait aussi folle de lutter contre lui que la noblesse le fut jadis de lutter contre elle. Liberté et ordre public ne suffisent plus. Il faut l’égalité dans toute la mesure possible ; il faut qu’il n’y ait plus de déshérités ni dans l’ordre de l’intelligence ni dans l’ordre politique : si l’inégalité des fortunes est un mal nécessaire,