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II.


L’organisation politique et sociale dont MM. Hanoteau et Letourneux nous ont présenté l’excellent exposé[1] peut sûrement compter entre les plus originales du monde. Je ne connais pas de tableau qui fasse méditer plus profondément sur les conditions des sociétés humaines et sur leurs inévitables compensations. Le monde berbère nous offre ce spectacle singulier d’un ordre social très-réel, maintenu sans une ombre de gouvernement distinct du peuple lui-même. C’est l’idéal de la démocratie, le gouvernement direct tel que l’ont rêvé nos utopistes ; mais hâtons-nous de dire que les plus fanatiques partisans de ce paradoxe seraient vite convertis, s’ils pouvaient voir les résultats que leur chimère a produits en Afrique depuis des siècles, et la patriarcale simplicité où la vie humaine s’est trouvée renfermée par un régime que, dans leur ignorance puérile, ils s’imaginent être celui de la liberté de l’individu.

Il n’en faut pas nier la possibilité. Il y a une société au monde où le peuple est tout et suffit à tout, où le

  1. MM. Hanoteau et Letourneux ont décrit le système de la constitution kabyle tel qu’il existait avant l’occupation française ; ils ont montré ensuite les modifications introduites par la conquête. La première partie est naturellement celle qui a pour nous le plus d’intérêt. Nous avons imité les judicieux auteurs en présentant comme encore existantes des pratiques ou des institutions modifiées par notre administration, mais qui durent encore virtuellement dans l’esprit de la race, et ont en tout cas la valeur de faits ethnographiques.