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dans tous les sens, vivant tantôt avec les princes, tantôt avec les ermites, exerçant tous les métiers, s’arrêtant où il trouve une place avantageuse : cadi à Dehli, ambassadeur en Chine, juge aux Maldives, partout fort honoré, si bien que, ayant trouvé au fond du Soudan un prince moins bien appris que les autres, qui négligea de lui assigner une maison, il le lui reprocha en public et s’en fit donner une de sa propre autorité. Ce qu’il y a de plus curieux, c’est de le voir se marier partout où il s’établit, et divorcer à son départ, pour convoler à l’étape suivante à un nouvel hymen.

Quand on se demande, en lisant Ibn-Batoutah, quel est le mobile qui le pousse à ces prodigieuses pérégrinations, on est fort embarrassé pour se répondre. Est-ce le commerce ? est-ce la dévotion ? est-ce le goût des aventures ? est-ce le dévouement scientifique ? Ce n’est rien de tout cela, et c’est un peu de tout cela. Aucune passion dominante ne l’entraîne : sa carrière à lui, c’est d’être voyageur ; il est vagabond par nature. Cette vie singulière était celle d’un nombre infini d’hommes au sein de la société arabe. De longtemps, on peut le dire, l’espèce humaine n’atteindra une unité comparable à celle que l’islamisme réalisa durant quelques siècles. La dispersion des individus dans les diverses parties du monde musulman était incroyable. Ibn-Batoutah trouve presque toutes les fonctions en Orient occupées par des gens du Magreb. À Delhi, il rencontre un fakir de Grenade qu’il avait déjà vu à Médine, marié à la fille d’un docteur de Bougie, aussi établi à Delhi. À Ségelmesse, dans le Maroc, il reçoit l’hospitalité d’un jurisconsulte dont il avait connu le frère au fond de la Chine. D’un bout du monde à l’autre on était en pays de connaissance. Chose étrange !