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chise de la pensée. C’est dire tout au plus la moitié de ce que l’on pense, et au moins un quart de ce que l’on ne pense pas. M. Dozy n’a pas ce talent. Il exprime sa manière de voir crûment et sans vergogne, avec une sorte de verve caustique, fort amusante assurément, mais trop peu conforme aux habitudes littéraires de notre temps. Le pauvre Conde, qui n’a d’autre tort que d’être un fort médiocre arabisant, devient, sous la plume du sévère professeur de Leyde, un faussaire, un misérable, un imposteur ; ses copistes, gens d’esprit parfois, bien qu’ils eussent mieux fait, j’en conviens, de ne pas écrire l’histoire des Arabes, sont traités avec une rigueur excessive. Mais, en vérité, conçoit-on aussi la position d’un investigateur pénétrant et zélé, reprenant les choses par la racine, découvrant que tout est à refaire, et trouvant sans cesse en face de lui un livre détestable, en possession d’une réputation mal acquise, et qui a la prétention d’être définitif ? Qu’on se figure M. Dozy employant ses rares facultés à tirer de l’oubli cette belle période de l’histoire, et l’opinion ignorante ou prévenue lui disant imperturbablement : « Conde l’a fait avant vous ! »

Rien n’est aussi difficile à détruire que l’autorité d’un livre superficiel qui a eu la fortune d’être adopté par le public. Les démonstrations savantes sont impuissantes pour cela ; les gens du monde ne sont pas en conscience obligés de les lire ; ceux qui écrivent pour les gens du monde, et qui y seraient obligés, ne le font souvent que d’une manière bien légère, et c’est ainsi qu’il arrive que les livres destinés au public sont d’ordinaire au moins de vingt-cinq ans en arrière sur les travaux de première main destinés aux savants. M. Dozy n’est-il pas excu-