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« Je répandrai toutes les larmes de mes yeux, tant est grande
l’épouvante que m’inspirent le présent et le passé.

Demain, me dit-on, ou la nuit d’après, partira une amante qui
ne s’était jamais éloignée, mais dont le départ est résolu.

Je n’aurais jamais pensé que mes propres mains me donneraient
la mort ; ce qui doit arriver arrive. »


Le fou pleurait à chaudes larmes et me dit : « Vrai Dieu ! j’ai été, moi, meilleur poëte en ces vers :


« Mon cœur n’aimera jamais que la belle Amirite, dont le surnom
est Oumm-Amr.

Ma main, en la touchant, semblait humide de rosée et prête à
se couronner de feuilles verdissantes.

J’admire l’acharnement de la destinée à nous désunir ; elle ne
s’apaisera qu’après nous avoir séparés.

Amour, redouble mes tortures chaque nuit, et toi, ô consolation
de mes jours, je t’attends au jour de la résurrection. »


Après cela, il s’échappa et je partis. Je revins le lendemain, et, quand je l’eus rencontré, la même scène que la veille se passa entre nous. Dès qu’il se fut radouci, je lui dis : « Quels beaux vers, vraiment, que ceux de Kaïs ! — Lesquels ? » fit-il. Je repris :


« Voyez en moi un homme qui est reconnaissant de vos bontés et
qui excuse vos rigueurs.

Si la tribu a décidé que nous serions séparés, du moins entre
toi et moi les relations sont restées pures. »


Medjoun pleura et me dit : « Je jure que j’ai été supérieur à Kaïs dans les vers suivants :


« Tu m’as attiré vers toi, et, quand tu as eu captivé mon cœur
par des paroles qui forceraient les chamois de descendre dans les
plaines rocailleuses,

Tu m’as abandonné, incapable de me défendre, et tu as laissé
dans mes flancs le mal qui les consume. »