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milité des origines n’humilie personne ; le monde n’est plein que de ces ennoblissements et de ces passages de la rusticité à la plus exquise politesse. L’histoire du langage, d’ailleurs, envisagée dans son ensemble, se résume tout entière en ces deux mots : déchéance sous le rapport de la noblesse et de la beauté des formes, — progrès en facilité, j’ai presque envie de dire en démocratie ; et par suite substitution inévitable de l’idiome populaire à l’idiome savant. Le premier coupable de ce sacrilège fut ce révolutionnaire de Bouddha, quand, six cents ans avant J.-C, il voulut mettre à la portée du peuple les problèmes jusque-là réservés aux écoles et aux classes aristocratiques. Pour cela il se vit obligé de parler une langue plate, prolixe, sans relief, sans constructions, pleine de redites, un vrai style de curé de campagne. Plus tard ses disciples commirent un bien plus grave attentat : ce fut d’écrire et d’appliquer aux usages intellectuels la langue parlée (le pali), afin d’être plus clairs et de s’adresser à tout le monde. Cette énorme concession, nous l’avons faite à notre tour : nous avons oublié le beau latin pour le latin rustique ; nous avons passé au peuple. Je ne dis pas qu’il faille le regretter ; je constate seulement dans l’histoire des langues l’éternel balancement qui semble la loi des choses humaines : noblesse pour un petit nombre ou vulgarité pour tous.