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Il y a donc, ce semble, quelque malentendu dans la sévérité que certains critiques montrent pour le rôle littéraire d’Auguste et de Mécène. Notre temps a des maximes qui nous rendent peu capables de comprendre ces sortes de choses. Le partisan des anciennes idées que j’introduisais tout à l’heure dirait peut-être : « L’homme de lettres a besoin d’une protection, d’abord parce que peu d’écrivains vivant de la vente de leurs écrits ont fait des œuvres durables ; en second lieu, parce que l’écrivain a besoin d’être défendu contre le reste de l’espèce humaine dans l’œuvre tout exceptionnelle qu’il entreprend. Sa main est contre tous, la main de tous est contre lui. Il attaque les travers, les ridicules, les opinions reçues. Il est un aristocrate au premier chef. Après la gloire des grands souverains, la gloire de l’homme de lettres est la plus éclatante ; qui le protégera contre l’envie ? qui lui amènera ses victimes ? Le poëte, l’écrivain éminent sont des souverains à leur manière ; ils font acte extra-légal. La grande œuvre qui s’impose à l’avenir et qui stigmatise Mævius ou l’abbé de Pure est un délit selon nos idées bourgeoises. Boileau ne pourrait de nos jours, écrire une seule de ses satires ; il le put de son temps, grâce à la protection de M. le Prince. Molière n’eût pu faire ses chefs-d’œuvre si Louis XIV ne lui eût livré les ridicules de ses sujets. La grande comédie est impossible de nos jours non parce que le ridicule manque, ou que l’esprit manque, mais parce qu’une foule de respectabilités se sont élevées, et qu’il n’y a plus de Louis XIV pour les dominer. La sérénité de Gœthe n’eût pas été si complète, s’il n’avait trouvé un grand-duc pour le protéger. L’alliance entre les souverains et la haute littérature est donc rai-