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la vertu, laquelle n’existerait pas si le crime avait son châtiment visible. Ce qui fait l’homme vertueux, c’est la perception transcendante d’un ordre moral en pleine contradiction avec tout ce qui se voit, c’est l’appel à un ordre idéal contre les ignominies de la réalité, c’est l’affirmation d’une destinée supérieure pour l’homme et l’humanité. Qu’on l’appelle immortalité de l’âme, résurrection, palingénésie, apocatastase, royaume de Dieu, ce dogme sacré, fondement de toute société, résulte de deux faits évidents : 1° la justice est une affirmation du cœur de l’homme ; 2° la justice n’existe pas dans la réalité de ce monde. À toutes les objections contre cette doctrine, la conscience répond comme le vieux patriarche arabe : Reposita est hæc spes in sinu meo.

Je crains que l’artiste, l’homme qui juge des choses par l’éclat qu’elles offrent à l’imagination, ne réclame aussi quelquefois contre les jugements de M. Beulé. Ces Césars, tous ces personnages historiques du premier siècle que M. Beulé traite d’un ton si aigre, sont des géants, des caractères frappés pour l’éternité. Néron même, quel phénomène moral inouï ! Caligula, quel bouffon colossal ! Livie, Messaline, Agrippine, quelles prodigieuses monstruosités ! La manière de M. Victor Hugo serait à peine exagérée en un pareil sujet. Il y a une légère dissonance à traiter de tels personnages de la même façon que des bourgeois immoraux. C’est comme si l’on faisait l’histoire des Borgia en les morigénant, ou celle de Tamerlan d’un ton scandalisé. La grande histoire ne doit pas attacher trop d’importance aux mœurs des souverains, surtout quand ces mœurs n’ont pas d’influence sur les affaires publiques. Que sait-on en pareille matière ? Des