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crime sans expiation, c’est-à-dire sans punition personnelle du coupable. Ici je proteste, au nom de la philosophie et de la religion. Les scélérats sont des hommes fort habiles ; s’ils avaient remarqué la loi que M. Beulé croit avoir découverte, ils ne commettraient pas de crimes. Le fait est qu’on ne constate nullement dans l’ordre de ce monde d’intention rémunératrice ou de vindicte providentielle envers les individus. L’histoire est un tissu de crimes prospérant et d’efforts vertueux trahis par le sort. Quelquefois le coupable est puni ; aussi souvent il ne l’est pas ; et même, quand il paraît l’être, il faut se garder du sophisme Post hoc, ergo propter hoc. M. Beulé nous montre très-bien que Auguste éprouva des malheurs, surtout dans sa famille ; mais ces malheurs ne furent pas nécessairement la conséquence de ses fautes. Quant à ses actes politiques, il n’en recueillit que des récompenses. L’irréprochable Marc-Aurèle éprouva presque autant de chagrins de famille qu’Auguste. L’homme le plus vertueux est aussi exposé aux douleurs les plus poignantes que le scélérat. Louis XV n’a pas été puni ; Louis XVI a souffert pour des fautes qu’il n’avait pas commises. Pertinax, Alexandre Sévère, Probus, furent massacrés pour avoir été de bons empereurs. Dans la vie des souverains qui ont fait beaucoup de bien et beaucoup de mal, on remarque souvent qu’ils se sont élevés par le mal, et qu’ils sont tombés par le bien qu’ils firent.

Non, la vertu n’est pas récompensée, le crime n’est pas puni ici-bas. La nature est immorale. C’est là le fondement de la religion, la raison élevant une protestation obstinée contre l’immoralité de la nature, qui voit du même œil le juste et l’impie. C’est là la condition de