Page:Renan - Melanges Histoires et Voyages,Calmann,1878.djvu/137

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Syracuse ; on traverse ce beau port, l’un des plus grands, des plus profonds, des plus sûrs du monde ; on franchit non sans peine une barre à l’embouchure du fleuve et l’on entre dans une belle eau limpide, profonde, rapide, bientôt après dans une petite forêt de roseaux immenses et de papyrus. Le papyrus ne croît en Europe que dans la vallée de l’Anapus. En Égypte, il devient rare. Si cette plante, qui a rendu de si grands services à l’esprit humain et qui mérite une place si capitale dans l’histoire de la civilisation, pouvait un jour être en danger de disparaître, je voudrais que les nations civilisées, à frais communs, lui assurassent une pension alimentaire dans la vallée de l’Anapus. Ces masses touffues de tiges vertes, flexibles, de quinze à dix-huit pieds de haut, couronnées par un élégant épanouissement de fils légers terminés en éventail, forment de petites îles impénétrables dans l’eau pure de Cyanée. La végétation aquatique qui s’établit dans ces canaux rarement troublés est d’une fraîcheur exquise. Ce sont de vraies prairies flottantes qui couvrent la surface du ruisseau et ondulent sous le mouvement de la rame, comme l’eau elle-même. De belles feuilles vertes en forme de conques tournées vers le soleil étalent tout le luxe voluptueux d’une végétation hâtive. D’innombrables petites grenouilles sautent sur ces surfaces vertes : nous nous prîmes à envier leur bonheur : il est vrai qu’il y a l’hydre des ruisseaux qui les mange ; mais elles n’y pensent pas, et peut-être beaucoup meurent de vieillesse, « de leur belle mort », comme on dit bien improprement.

Le gouffre même de Cyanée est un miracle de limpidité. On voit à des profondeurs infinies le trou d’où elle émerge et les innombrables poissons qui poursuivent