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Mais, ô Dieu ! qui m’eût dit qu’un jour mon Henriette expirerait à deux pas de moi sans que je pusse recueillir son dernier soupir ! Oui, sans le fatal évanouissement qui me prit le dimanche soir, je crois que mes baisers, le son de ma voix, eussent retenu son âme quelques heures encore, assez, peut-être, pour attendre le salut. Je ne puis me persuader que la perte de la conscience fût chez elle si profonde que je ne l’eusse vaincue ! Deux ou trois fois, dans les rêves de la fièvre, je me suis posé un doute atroce : j’ai cru l’entendre m’appeler du caveau où son corps fut déposé ! La présence de médecins français au moment de sa mort écarte sans doute cette horrible supposition. Mais qu’elle ait été soignée par d’autres que par moi, que des mains serviles l’aient touchée, que je n’aie pas conduit ses funérailles et attesté à la terre, par mes larmes, qu’elle fut ma sœur bien-aimée ; qu’elle n’ait pas vu mon visage, si un moment son œil s’est éclairci encore pour le monde qu’elle allait quitter, voilà ce qui pèsera éternellement sur moi et empoisonnera toutes mes joies. Si elle s’est vue mourir sans moi près d’elle, si elle a