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voir précipité dans l’irrévocable, à ton âge, et avec une telle ignorance du monde, de la vie, de tout ce que les livres ne peuvent enseigner, ce serait là, mon Ernest, une douleur qui pèserait sur mon existence entière. Et moi aussi j’entendrais au fond de mon âme une voix qui me dirait. « Qu’as-tu fait de ton frère ?... » Épargne-moi de tels regrets, cher bien-aimé ; épargne-les surtout à notre bonne mère en dirigeant sagement et prudemment tes premiers pas dans la vie. Il est impossible, — complètement impossible, à moins d’abdiquer toute raison, — que tu t’engages, à vingt-deux ans et avec ton inexpérience absolue, dans une carrière où tout retour est interdit, où une longue expérience suffit à peine pour donner l’élévation nécessaire à l’esprit, à l’âme, à la pensée. Ce point une fois posé, je crois assurément que les moyens que je t’indique sont les meilleurs pour utiliser le temps d’attente et réflexion. Ne rejette donc pas mes conseils, je t’en supplie. Ils sont dictés par une amitié si vraie, si exempte de toute pensée personnelle, que je ne puis craindre de les voir méconnus ni par toi, mon