Page:René de Pont-Jest - Le Procès des Thugs.djvu/72

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

« Ce bruit majestueux qui m’avait frappé à plusieurs reprises depuis notre course sur le fleuve, c’était son chant sinistre répété cent fois par les échos des rives, c’était la gigantesque aspiration du gouffre, où nous entraînait le courant contre lequel il était déjà trop tard pour lutter.

« Nous étions tellement rapprochés des Étrangleurs, du moins de la dernière de leurs pirogues, de celle où était étendue lady Buttler, que nous pouvions suivre tous leurs mouvements.

« Leurs cris de désespoir venaient jusqu’à nous ; ils nous disaient qu’ils nous précédaient vers la mort.

« Hyder-Ali se tenait debout à l’arrière de sa yole et semblait un noir génie dirigeant un esquif enchanté, qu’une puissance inconnue entraînait.

« La rapidité de notre course était inouïe, incalculable.

« Nous allions fatalement vers l’abîme.

« J’avais admiré bien souvent le spectacle grandiose que présente cette cataracte immense, cette avalanche majestueuse, qui précipite sans fin des torrents impétueux avec des bouillonnements dont le bruit produit une sensation indéfinissable.

« Au-dessus de la chute, le niveau de l’onde s’incline à vue d’œil. La nappe d’eau, comme sollicitée par une trombe intérieure, se déprime, s’affaisse tout à coup, et court vers une première barrière en montrant aux regards une large surface bouillonnante.

« Une irrésistible force l’entraîne. Elle se tord en tourbillons, se brise en écumant contre les bords du gouffre, où elle s’élance avec un fracas qui ne se tait jamais.

« Les rayons du soleil se brisent sur la ligne blanche de l’eau et la font étinceler en reflets prismatiques.

« Le miroitement de la lumière, joie des yeux et du paysage, produit, avec l’écume des torrents, comme une pluie de pierres précieuses ; on dirait que, du haut du ciel, tombe dans le gouffre immense une colonne liquide faite de saphirs, d’émeraudes et de diamants.

« Dans un instant, nous allions faire partie nous-mêmes de ce merveilleux tableau ; nous allions traverser, comme un point noir, cette écume éblouissante.

« De l’autre côté, l’abîme et son terrible inconnu !

« Les Thugs avaient disparu dans la vapeur qui, montant du fleuve, étendait son rideau, linceul blafard et lugubre, entre nous et l’horizon.

« Tout à coup je sentis que l’avant de la pirogue se soulevait sur le penchant de l’abîme, comme un coursier qui prend son élan.

« Je me cramponnai au banc sur lequel j’étais assis, en recommandant à mes hommes de suivre mon exemple.