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en Angleterre, aussi bien celles du peuple que celles de l’aristocratie, il n’était pas impossible que le mal fût encore plus grand, plus irréparable qu’il ne le supposait.

Il sentait alors la colère lui monter au cerveau et le désespoir s’emparer de son cœur, car, par une coïncidence fatale et quoiqu’il le cachât soigneusement à tous les yeux, quoiqu’il hésitât à se l’avouer à lui-même, il fallait qu’il aimât justement la sœur de cet homme qui avait peut-être apporté le déshonneur dans sa famille.

Tom ne croyait pas avoir dit si juste. Le hasard seul avait tout fait.

Un jour que James attendait, à la porte de la fabrique, le moment de retourner à son travail, il avait entendu derrière lui des cris de terreur ; et, se retournant, il avait aperçu miss Emma Berney que son cheval emporté allait précipiter contre les arbres de l’avenue.

Se jeter au devant de la bête furieuse, la saisir aux naseaux de son poignet de fer, la forcer à s’abattre et recevoir la fille du manufacturier dans ses bras, tout cela avait été l’affaire d’un instant.

Puis, chargé de son précieux fardeau, il avait laissé le cheval aux mains de ses camarades qui étaient accourus, et il avait porté jusque chez elle la jeune et belle Anglaise qui s’était évanouie dans sa chute et dont la tête avait reposé sur l’épaule de son sauveur, pendant que ses cheveux dénoués l’enivraient de leurs parfums.

Avant cet événement, James avait sans doute remarqué déjà la beauté de miss Emma, qui habitait avec son père et son frère un élégant pavillon à quelques pas de la fabrique ; mais si cette beauté, essentiellement aristocratique et fière, avait émerveillé ses yeux, il y avait trop loin de la fille du riche industriel à lui pour qu’elle eût pu rien dire à son cœur.

Il avait souvent rencontré miss Emma sans pressentir qu’un accident la rapprocherait de lui un jour et en ferait son obligée.

C’est seulement après lui avoir sauvé la vie qu’il comprit que l’amour ne comptait pas avec les distances sociales.

Il le sentit plus vivement encore, lorsqu’ayant laissé la jeune fille aux soins de ses femmes de chambre, il se retrouva à l’atelier au milieu de ses compagnons communs et grossiers. Il fut alors épouvanté des sensations inconnues qui s’emparaient aussi brusquement de tout son être.

Dès que M. Berney eut apprit ce qui s’était passé, il fit appeler James pour le remercier, et comme le manufacturier était un homme plutôt positif que sensible, au lieu de tendre la main au jeune ouvrier, au lieu de lui dire quelques bonnes paroles, il lui offrit aussitôt une forte somme, en récompense du service qu’il lui avait rendu.

Le frère de Mary, justement froissé, refusa cet argent avec indignation et M. Berney, comprenant alors qu’il avait offensé un honnête homme,