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été élevé par une servante qui est restée soixante-trois ans dans la famille, sans prendre un jour de congé ! Elle gagnait trente-cinq francs par mois, qu’elle rendait scrupuleusement à mon père pour qu’il les mît de côté, et elle allait chaque matin à la messe de six heures, prier pour nous !

Cette longue phrase sur le ton d’une proclamation fit fleurir sur les lèvres du concierge un sourire insolent, et j’avoue que je me détournai, parce que je me sentis moi-même un peu gai.

Mais c’est alors, juste sur cette scène, que se produisit un coup de théâtre. Apportée par un télégraphiste, une dépêche fit son entrée.

— Merci, balbutia M. Seigneur devenu très pâle, avec le pressentiment qu’il ne disait pas le mot juste.

Il ouvrit le papier bleu :

— Elle est morte !… fit-il. J’en étais sûr… Qu’est-ce que je vais devenir ?

— Qui est mort ? demanda le concierge en reprenant un ton de parfaite éducation.

— Ma belle-mère, dit M. Seigneur accablé.

Le concierge eut l’air de réfléchir. Il lâcha la plume, remit sa redingote, la boutonna, et s’avançant vers son patron :

— Si vous devez vous absenter…

— Est-ce que je peux lâcher mon hôtel !