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CHRONIQUE D’UN TEMPS TROUBLÉ

Seulement, Dieu que ce voyage est long !… On ne va pas dans les Alpes directement. La ligne a été conçue par des esprits tortueux. Je suis arrivé comme le jour finissait : il est vrai que le crépuscule est pour moi l’heure de l’espérance.

À la gare, qui paraît en plaine, j’ai pris une auto pour atteindre le village de montagne où réside M. Thierry, et je l’ai trouvé à mi-côte, pelotonné contre un arbre, les genoux à hauteur du menton, dardant deux yeux de chat sur la route. Ce qui est beau c’est qu’il a deviné son père. Il s’est élancé vers la voiture, bien avant de m’avoir vu, mais il était sûr !

— Papa, m’expliqua-t-il en riant, il n’y a qu’une Panhard sans soupapes dans le pays : celle de la gare. C’était forcé que tu la prendrais ! Comment vas-tu, papa ? Oh ! que c’est drôle !

Il éclata de rire.

— Tu as l’air d’avoir grandi ! Je t’aime papa ! Si tu savais comme je t’aime ! Mais comment le saurais-tu… je ne le savais pas. Je le sais depuis cette nuit : je n’ai pas dormi ; et c’est la première nuit de ma vie que je ne dors pas. Je me suis retourné cent vingt fois. Cent dix-huit exactement ! J’ai compté. J’aurais voulu cent vingt : cela faisait mieux. Mme  Hébert m’a fait lever. Tu sais, elle n’est pas agréable, Mme  Hébert !