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CHRONIQUE D’UN TEMPS TROUBLÉ

crut que je me recueillais pour mieux l’entendre, et elle enfla la voix :

— Il faut, proclama-t-elle, que l’enfant s’épanouisse dans des rires et des chants ! Il faut que les commandements qu’on lui donne soient énoncés clairement, avec des termes d’amour. Il faut que l’effort ne lui soit jamais présenté comme une chose austère, mais comme un moyen de se grandir à nos yeux. Il faut que l’enfant soit en contact avec le monde extérieur, ses formes, ses couleurs, ses sonorités. Il faut que l’enfant apprenne à vouloir en voulant, comme il apprit à marcher en marchant. Il faut…

Elle eut une seconde d’hésitation ; j’en profitai pour lever les yeux et dire vite :

— Je vois maintenant, je vois !

Je voyais aussi que le caoutchouc de son chapeau marquait sa joue et son cou, et que les courroies de son sac écrasaient sa poitrine naissante. Je me dis : « Pauvre petite… elle a d’autres courroies sur l’esprit ! » Et comme j’avais pitié d’elle, — je regrette tant de ne pas avoir de fille ! — je lui dis :

— Débarrasse-toi un instant. Veux-tu un biscuit dans du Porto ?

Elle répondit avec l’accent le plus puritain :

— Merci, mon oncle, jamais d’alcool ! L’eau de la rivière et du torrent !

Il n’y avait en face de nous que les Tuileries, qui, malgré leurs bassins, ont un aspect