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que chacun sache, dans deux êtres qui ne font qu’un, les émotions de douleur ou de joie qu’il importe que l’ami partage.

Il ne restera plus, pour connaître à fond la grandeur du mystère qui nous conduit, la nuit de certitude qui nous fond, nous annihile, nous égare et nous ravit, qu’à connaître la douleur infinie d’une séparation après s’être connus depuis trois jours. Il ne restera plus qu’à connaître le vide immense que laissera son absence.

Le despotisme pervertit l’homme, ou bien le fait amèrement souffrir. Sans un constant effort pour sauvegarder sa vie, le libre essor vers le bien, il tombe infailliblement dans la fraude, le mensonge et, plus encore, dans le mépris de tout bien commun. S’il se refuse et s’il résiste, il souffrira dans ses chaînes de la stérilité de ses forces, et s’il aime la patrie et l’humanité, il souffrira pour tous comme il souffre pour lui. Voilà pourquoi l’amour de la liberté n’habite que les grands cœurs.

Le mérite et le vrai talent sont rares ; il faut en avoir l’apparence pour inspirer la confiance, qui fera notre autorité et notre prestige. Telle est la cause des vrais mensonges que la société fait faire à celui qui veut se mettre à même d’aller librement. Cette position n’est acquise qu’à cette triste nécessité de faire croire que nous savons beaucoup, même quand nous ne savons pas grand’chose.

On ne s’assemble pas par les qualités du même ordre : tel peut avoir du génie et voir par amitié ceux dont les qualités du cœur priment des facultés médiocres. Quel charme que la bonté, la douceur, l’indulgence !

On peut à l’infini diviser ceux qui aiment, mais l’idéal les réunit toujours.

Nul n’entrera dans tes espérances : les rêves, les désirs, les projets sont de faibles abstractions solitaires que personne ne formule avec nous. Dans ses aspirations vers l’avenir, ou au delà, l’homme est donc malheureux parce qu’il est seul,