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m’entretiens. Mes pas libres vont facilement et mon corps laisse alors mon esprit sans entraves ; il discute, il raisonne, il me presse d’interrogations.

Mais avec Dieu, en ami de la nature, je préfère les sentiers embarrassés sous les obstacles d’un chemin sauvage que nul travail humain n’a touché. Je laisse aller mon pied dans l’herbe humide et m’inspire au contact de la branche que mon visage effleure ; les pierres, les buissons, quoique remplis de ronces, ne m’arrêtent que pour m’entretenir et me parler ; et, même sous un bois noir, bien sombre, j’aime l’orage, la pluie abondante, le froid, les glaces et la neige ; tous les frimas dont les hommes se plaignent ont pour moi un éloquent langage qui m’attire, me charme, et m’a toujours donné de profonds ravissements.

L’art plastique est mort sous le souffle de l’infini.

Heureux les sages dont la vie est pondérée, et dont les forces font équilibre avec le désir. Ils nous dominent, quelles que soient la médiocrité et l’infériorité de leurs intelligences ; ils nous jugent, ils nous dominent parce qu’ils ne luttent pas. Une vie tranquille est une vie méritée. Les nobles l’ont ; n’en soyons pas jaloux. Par leur haute assurance à vivre de loisirs, de leurs fortunes, ils ne choquaient que les âmes bien nées : ils ont l’honnêteté, la dignité, la bonté même ; leurs manières sont exemptes des petites préoccupations bourgeoises : là n’est pas leur tort. Ils sont coupables uniquement dans l’égoïste erreur qu’ils ont eu de supposer le peuple incapable des sentiments qu’ils ont ; et aussi pour avoir donné à travers l’histoire ce fatal exemple de luxe, de superflu et d’anticipation personnelle, et dont le goût du bien-être, qui est un trait de cette époque, est la conséquence. Le peuple ne pouvait qu’imiter ce qu’il avait vu ; et de là sa tourmente, car il n’a pas encore sa tradition. Les loisirs, le repos, la réflexion, l’occupation bienfaisante de la lecture n’avaient pas encore mis un peu d’idéal dans leur vie. Les soucis de la pensée n’ont pas encore fait sentir à ces âmes la noblesse et la dignité de la vie. Pouvait-il en être