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il venait pour la première fois d’en posséder un. On dit que Michel-Ange se mit délibérément à l’étude de l’anatomie à l’âge de trente ou quarante ans. Quelle mystérieuse aventure que de venir au monde ainsi fait, inconscient du mode de développement de ses propres virtualités, et de provoquer en quelque sorte l’éveil de sa certitude, la connaissance de sa propre source et de sa force, à travers les mille périls des influences du milieu et du temps, ou des formules de la pédagogie ambiante !

J’ai gardé un souvenir tendre et pieux de mon maître et des heures ferventes d’étude et de douceur passées en son atelier (j’avais quinze à dix-huit ans), un atelier entouré à profusion des fleurs d’un jardin hors ville, dans le silence de la solitude, et sous le jour d’une large baie donnant lumière à la lisière d’un petit bois.

Plus tard, lors de mes venues à Paris, et au retour, je vis toujours ce professeur aimé parce que visiblement il adorait l’art, la musique, les beaux livres : il en parlait avec une flamme où se consumait sa substance. Mais lui, s’étant retiré de Paris et de ses fatigues avec quelques déboires, il me revoyait affectueusement avec inquiétude. Considérant la lenteur où me tenaient d’infructueux essais, il me conseillait de produire beaucoup, et quand même, pour faire, disait-il, ma "trouée". Il pensait qu’à trente ans c’était bien tard pour donner le premier fruit. Il avait peut-être raison à l’égard de certains autres ; il se trompait pour moi. Je me cherchais encore à cet âge.

J’étais aussi lié d’amitié avec Armand Clavaud, botaniste qui fit plus tard des travaux de physiologie végétale. Il travaillait dans l’infiniment petit. Il cherchait — je ne sais trop vous dire — sur les confins du monde imperceptible, cette vie intermédiaire entre l’animalité et la plante, cette fleur ou cet être, ce mystérieux élément qui est animal durant quelques heures du jour et seulement sous l’action de la lumière. Clavaud était extraordinairement doué. Nature de savant autant qu’artiste (ce qui est rare), toujours